Contrechamp

L’IMPUNITÉ DES LIBERTINS

HISTOIRE • L’attitude du clan DSK, difficilement supportable, rappelle une sensibilité d’un autre âge. Du Marquis de Sade à Dominique Strauss-Kahn, Maryam Khan Akbar évoque l’impunité des libertins «féroces et cruels, prédateurs arrogants qui échappent à la justice».

Le 23 août dernier, la justice américaine a renoncé à toute poursuite pénale contre Dominique Strauss-Kahn, accusé de viol par Nafissatou Diallo. Le procureur Cyrus Vance estimant disposer d’autant moins de preuves que la victime est une menteuse. La cible sociale, l’immigrée, celle que la société tend à dénoncer, à blâmer, est stigmatisée. La défiance est plus spécifique envers elle. On soupçonne quelque malice de sa part en réinterprétant chacun de ses gestes pour mieux l’emprisonner dans le mensonge. L’irrésistible croyance que Nafissatou Diallo a cédé volontairement s’impose ainsi sourdement. Tiré d’affaire, le clan DSK catéchisé par Anne Sinclair acquiert la conviction de sa grandeur. Le retour à Paris du couple vedette est triomphant. Il est bruyant. Arrogant. L’agitation est obscure.
Certes, dans le monde si influent de Anne Sinclair, l’instrumentalisation de l’opinion s’avère essentielle. De sorte qu’aucune précaution n’est inutile pour mettre DSK à l’abri des indignations qu’il suscite. Mais nonobstant, une élite, sûre d’elle-même, tendant à masquer la violence de DSK, à la relativiser, à l’effacer, «l’opinion est restée sur une image très négative de Dominique Strauss-Kahn. On est à plus de 60% du jugement défavorable» dit Brice Teinturier, directeur de l’IPSOS.
Des voix s’élèvent: féministes, journalistes, écrivains, politiques et citoyens interrogent les mensonges de DSK, les démarches tacites, les pressions ressenties, les influences subies. La riposte arrive, foudroyante. Menaces et chantages se succèdent et se ressemblent. L’étouffement est palpable, l’abus du pouvoir, insupportable «ce retour pourrait, entend-on, être une revanche. Pis une vengeance» dit Christophe Barbier, directeur de L’Express.
L’ex-patron du FMI est interviewé par Claire Chazal. Sur le plateau de TF1 l’interview est complaisante. Les explications de DSK sont floues. Elles sont peu convaincantes. Ses déclarations sont jugées indécentes. La presse s’indigne. L’opinion s’exaspère. Les insistances, les persistances du clan DSK – Anne Sinclair ne sauraient dissimuler l’essentiel: « rien ne pourra effacer ce qui est advenu à Manhattan, vers midi et quart, le samedi 14mai 2011. Dominique Strauss-Kahn va devoir vivre avec ce qu’il fit» constate Christophe Barbier.
Et ce que fit Dominique Strauss-Kahn appartient à un autre âge de la sensibilité. Une société à la sensibilité avivée comme la nôtre ne tolère guère les errements de l’âge nobiliaire où la justice et l’opinion rétorquaient par l’indulgence à l’infamie des libertins féroces et cruels.

Quand la justice rétorquait selon l’appartenance sociale

Un retour dans le passé: en France, les Archives de l’Ancien Régime illustrant la figure du Seigneur abusant de sa proie contiennent des renseignements précis sur le viol et son impunité. Canards, gazettes, ordonnances de grossesse, rapports de police, récits des novellistes sont autant de sources où nul ne peut y pénétrer sans aussitôt s’indigner. Elles révèlent démesure et cruauté. Viol et impunité. L’exténuante série des femmes outragées, saccagées, ravagées, sont souvent les mêmes: servantes, mendiantes, orphelines, bergères, glaneuses, travailleuses isolées, et prostituées.
L’offense à leur égard compte peu. La justice rétorque non pas selon la sauvagerie intrinsèque de l’acte mais selon l’appartenance sociale. Les sentences, elles ne peuvent que les accueillir, rien de plus. Dans l’évidence de leur impuissance, elles sont sans défense devant leur souffrance. Mais leur douleur s’inscrit dans l’Histoire. Leur parole aussi. Une parole prononcée entre deux suffocations, d’une voix douloureuse à entendre. Dans les ordonnances de grossesse, principale source d’information sur les rapports illicites, la description courante est la suivante: «il m’a jetée par terre, m’a enfoncé un mouchoir dans la bouche et a retroussé mes jupes». Des descriptions où rien ne vient humaniser l’orgueil de caste des libertins, opposant leur prestige à la conscience juridique, trouvant réconfort dans l’idée de l’impunité, abandonnant les conséquences «d’un bon plaisir capricieux» à la famille.
Les gazettes des tribunaux s’attardent à quelques-unes unes de ces épouses dont le zèle s’enflamme pour effacer la violence, éviter le procès, imposer, fût-ce par la force, les apparences de l’honnêteté. Paulin de Barral, «ce comte dauphinois dont la femme tente, dans les années 1780, de faire taire avec de l’argent les femmes en charge qu’il met en sang». Le duc de Fronsac et «ses plaisirs trop bruyants» indignent les novellistes qui récusent l’impunité des grands et des puissants. Le duc enlève en 1770 «une pauvre demoiselle», mais «on cherche à étouffer l’affaire entièrement en semant dans le public que le fait était faux».
Une figure domine ces récits, celle de Sade dont la jouissance se mêle côte à côte à la souffrance de ses victimes. L’affaire d’Arcueil en 1768 révèle sa cruauté. Sade y est accusé de sévices importants sur une servante de trente-six ans, Rose Keller, «fileuse de coton au chômage depuis un mois et réduite à la mendicité». Enfermée dans la maison d’Arcueil, Rose «parvient à s’évader et porte plainte». La famille de Sade intervient et obtient le retrait de la plainte. La presse française reçoit l’ordre de ne pas ébruiter «une histoire censée atteindre une famille respectable». L’évitement du procès n’y fait rien. L’affaire s’ébruite. L’opinion s’exaspère. Les gazettes vitupèrent. «Nourrie de tous les fantasmes, la légende de Sade se développe inexorablement».

A la fin du XVIIIe, le thème de la violence sexuelle est abordé

Certes, l’impunité des grands demeure toujours peu entamée, mais l’opinion est mobilisée, la cruauté de quelques seigneurs stigmatisée. Le thème de la violence sexuelle est abordé: il occupe l’espace mental à partir de ce moment. Au XIXe siècle, le nouveau droit accordé à la liberté individuelle éveille une sensibilité d’alarme pour protéger cet espace de liberté. Aussi n’est-il pas faux de dire que ce siècle met en évidence certaines formes de violence.
En 1838, la féministe et socialiste française Flora Tristan fait une enquête sur la classe ouvrière en Angleterre. Dans ses Promenades dans Londres (1840), elle stigmatise avec force la violence sexuelle susceptible de bafouer. Dans un chapitre intitulé «Les filles publiques», centré sur la débauche de quelques lords anglais, leurs errances dans les finishes, tavernes destinées aux plaisirs particuliers, la violence est autrement approchée et fermement condamnée. Dans ces antres de volupté où «l’orgie s’y montre dans toute sa brutalité», elle inventorie débauche, vices et cruauté. Devant le spectacle des filles abandonnées aux fantaisies «débridées» et plus que jamais humiliées, Flora s’épouvante, elle se tourmente, saute le pas. Et dénonce avec fermeté des gravités longtemps ignorées. Les lumières de Flora sur la débauche de la nuit noire…
Un peu de lumière vient encore éclairer ce siècle. Lentement, les violences sont spécifiées: après 1850, la violence morale est reconnue. Brusquement, l’idée de viol est basculée. La définition commune est sans doute exprimée en 1876 par le Grand Dictionnaire de Pierre Larousse: «il importe de remarquer que pour qu’il y ait viol, il n’est pas nécessaire que la violence physique ou la force corporelle aient été employées […] Il y a viol toutes les fois que le libre-arbitre de la victime est aboli».
Certes, les procédures judiciaires et leurs issues ne sont pas bouleversées. Mais l’analyse de la séduction est renouvelée, l’abus des maîtres sur les servantes stigmatisé. Zola met en scène en 1886 dans Pot Bouille les souffrances de la servante Adèle. Il condamne les relations sexuelles imposées et l’abus d’autorité.

Obéissante et silencieuse, la main-d’œuvre féminine est soumise aux abus

Avec l’avènement du capitalisme industriel, des mouvements migratoires conduisent les femmes vers les villes. Devant l’immédiateté souffrante de la vie1, elles épuisent leurs forces dans les usines. En 1886 par exemple, 46% de la main-d’œuvre suisse est féminine. Mais à peine veut-on les recenser qu’il faut tout recommencer. En cas de crise conjoncturelle ou, plus banalement de morte saison, ce sont elles qu’on renvoie les premières. Silencieuses, travaillant au gré des patrons et supportant à elles seules tout le poids de l’usine, elles obéissent plutôt qu’elles ne contestent.
Enquêteurs sociaux et observateurs dénoncent leurs conditions. Michelet pousse un cri d’indignation: «l’ouvrière, mot impie, […] qui balancerait à lui seul tous nos prétendus progrès». Salaire de misère, journées interminables, travail intermittent sont à maintes reprises dénoncés. Ultime violence: dans ce paysage effroyable, elles sont soumises sans réserves aux abus des patrons et à ceux des contremaîtres. En 1907, le journal féministe et syndicaliste suisse L’Exploitée met ces abus devant les yeux et la lumière sur ces violences. «En dehors de l’avantage immédiat, des salaires de famine octroyés à nos malheureuses sœurs de misère, il y a encore pour tous les maîtres la possibilité de la séduction par contrainte».
Bien sûr, cette souffrance entoure ces femmes et les sépare de tout. Mais avec la féminisation de certaines professions – ouvrières, infirmières, secrétaires, opératrices, vendeuses – les femmes acquièrent un relief extraordinaire. Toujours peu de paroles pour dénoncer les abus, mais quelques-unes viennent sans effort. Elles favorisent les procès et mobilisent l’opinion qui stigmatise les violences sexuelles.
Cependant, il faut attendre avec une patience têtue les repères d’aujourd’hui, l’égalité entre hommes et femmes, pour trouver une force incalculable2 contre les pratiques de domination. C’est sur ce terrain que l’attaque est la plus virulente: «j’ai une immunité diplomatique» a déclaré Dominique Strauss-Kahn le 14 mai à New York. Quatre mois plus tard, ses avocats invoquent cette immunité pour classer la plainte au civil déposée le 8 août par Nafissatou Diallo. L’impunité des grands seigneurs. L’immunité de DSK. Des mots qui se fondent et se confondent. Le XVIIIe siècle commençant est loin de nous et si proche dans cette affaire.
 

* Historienne et journaliste.
1 La théorie marxiste de la vie immédiate est largement développée par Engels dans La classe laborieuse en Angleterre.
2 Tristane Banon qui accuse DSK de tentative de viol en 2003 assure qu’elle «ira jusqu’au bout».

Opinions Contrechamp Maryam Khan Akbar

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