DONNER DES DROITS AUX ANIMAUX
La plupart des antispécistes partent du principe que tout être vivant sensible – c’est-à-dire capable de ressentir du plaisir et de la souffrance – doit être protégé de la souffrance. Par «souffrance», il s’agit d’entendre de façon large «ce qui nuit à l’intérêt et au bien-être d’un être sensible». Le terme «souffrance» n’implique donc pas uniquement la douleur physique, mais tout ce qui peut affecter la vie d’un être capable de ressentir des émotions et d’expérimenter des situations agréables ou désagréables. Etant dotés d’un système nerveux et d’un cerveau, les animaux non-humains sont capables de ressentir du plaisir et de la souffrance, et doivent donc être protégés de cette dernière. De plus, étant doués d’intention, ils possèdent des intérêts, des envies, qu’il s’agit de prendre en considération.
Les détracteurs de l’antispécisme répondront d’emblée que l’on est autorisé à traiter moins bien les animaux non-humains que les animaux humains dans la mesure où ils ne font pas partie de la même espèce. Le problème est qu’invoquer le critère de l’espèce est tout aussi arbitraire que d’invoquer le critère de la race afin d’autoriser le mauvais traitement de certains êtres humains. Admettons qu’il existe différentes races au sein de l’espèce humaine. Le critère de la race justifie-t-il le fait de traiter certains êtres humains moins bien que d’autres? Il est aujourd’hui bien accepté qu’une telle attitude est injuste. Pour faire court, le critère de la race est totalement arbitraire. Quel est l’argument qui pourrait justifier qu’un homme qui a une peau noire doit servir l’homme qui a une peau blanche? Ce serait aussi absurde et arbitraire que de considérer que les individus de moins d’1,70 m doivent se soumettre aux individus de plus d’1,70 m. On pourrait opposer le même type d’argument au sexisme. Quelle que soit la race, le sexe, la taille, la couleur des cheveux, etc., tous les êtres humains sont des êtres qui méritent une égale considération. Le sexe ou la race ne sont pas des critères pertinents pour mettre à mal ce principe. Pourquoi cela changerait-il pour l’espèce? L’antiraciste et antisexiste, s’il est cohérent, se doit d’adhérer à l’antispécisme pour les mêmes raisons qui le poussent à être antiraciste et antisexiste.
Pour ceux qui ne seraient pas immédiatement convaincus, il peut être utile de proposer ce qu’on appelle en philosophie une expérience de pensée – une façon de tester nos intuitions et nos principes éthiques: imaginons que des extra-terrestres débarquent sur Terre. Il se trouve qu’ils possèdent le même type de système nerveux et le même type de cerveau que nous (les deux fonctionnent de la même façon que les nôtres). De plus, ils ont un niveau de conscience de soi, de rationalité et d’intelligence semblable, en moyenne, à un être humain adulte «normal». Par contre, cela est certain, ils ne font pas partie de l’espèce humaine. Cela nous autorise-t-il à les réduire en esclavage ou à les tuer pour leur chair? Un spéciste, qui considère que l’on peut manger sans autre les animaux dans la mesure où ils ne font pas partie de la même espèce que lui, doit accepter, en vertu de son raisonnement, l’idée que nous pouvons faire ce que nous voulons de ces extra-terrestres. Toutefois, il y a de fortes chances pour, qu’intuitivement, nous nous opposions à ceux qui désirent manger ou faire souffrir les extra-terrestres simplement parce qu’ils ne sont pas humains. En effet, les extra-terrestres en question possèdent une, voire plusieurs caractéristiques qui transcendent le fait qu’ils ne font pas partie de la même espèce que nous et l’on pourrait légitimement s’écrier: «On ne peut pas maltraiter les extra-terrestres simplement parce que ce sont des extra-terrestres!» de la même façon qu’on s’écrie aujourd’hui: «On ne peut pas maltraiter une personne noire simplement parce qu’elle est noire». Ici, le fait de ne pas faire partie de la même espèce ne semble pas légitime pour maltraiter les extra-terrestres. Dès lors, pourquoi cela serait-il différent en ce qui concerne les animaux non-humains «terriens»?
Pour les irréductibles, qu’ils imaginent la situation inverse: les extra-terrestres sont spécistes et estiment que, du fait que nous n’appartenons pas à la même espèce qu’eux, ils peuvent nous exhiber dans des cirques ou des zoos, nous manger, etc. Aurions-nous le droit d’être traités de la sorte, simplement parce que nous sommes des êtres humains? Je doute que même le spéciste le plus convaincu adhère à une telle idée.
On pourrait rétorquer à cela que, si effectivement l’espèce n’est un pas un critère légitime pour tuer et maltraiter les animaux, il est en revanche clair que les animaux non-humains n’ont pas les mêmes capacités que les êtres humains (ou que nos amis extra-terrestres). Par exemple, l’animal non-humain n’est pas aussi rationnel, ni aussi intelligent qu’un être humain. Toutefois, accepter cet argument laisse entendre que l’on peut maltraiter la personne handicapée mentale qui n’atteindra jamais le niveau de rationalité ou d’intelligence requis. Or, cela est odieux. Ainsi, l’égale considération que nous devons porter aux êtres sensibles ne dépend pas de la possession d’une quelconque capacité de type intellectuel, comme le fait d’être intelligent ou rationnel, ou de capacités physiques du type: «être capable de soulever des poids de 50 kg» ou «savoir/pouvoir marcher». L’argument des capacités différentes ne tient donc pas la route.
Une dernière tentative pour contrer l’antispécisme serait de dire que l’animal n’a pas de conscience de soi, ce qui fait que nous pouvons en user à notre guise. Premièrement, cela est faux. Les éthologues s’accordent aujourd’hui sur le fait que de nombreux animaux ont une conscience d’eux-mêmes, sont capables de s’inscrire dans le passé, de former des projets, etc. Deuxièmement, nous retrouvons le cas de certains handicapés mentaux qui se trouvent avoir une conscience très limitée d’eux-mêmes (parfois plus limitée que celle d’un animal non-humain). Cela justifie-t-il de les gaver pour s’offrir leur foie à Noël? Certainement pas.
Après avoir passé en revue tous ces arguments, il semble bien que ce qui justifie le fait que l’on accorde une égale considération aux être vivants sensibles, c’est, précisément, le fait qu’ils ressentent tous la souffrance et qu’il paraît injustifié de les maltraiter ou de les traiter moins biens que d’autres êtres sensibles. Le spéciste pourra alors rétorquer, dans un ultime assaut: «Très bien, j’ai bien compris que je ne dois pas faire souffrir un animal, mais qu’est-ce qui m’empêche de bien traiter un animal tant qu’il vit, de mettre au point un procédé qui me permette de le tuer sans douleur, puis de le manger?» Ce qui nous empêche de le faire, c’est la même chose qui nous empêche de tuer de façon indolore un handicapé mental pour le manger. Aussi limitée que soit la conscience de soi de certains handicapés mentaux, nous reconnaissons – avec raison – qu’ils ont un droit à vivre, et un droit à vivre bien, que nous devons respecter. De la même façon, aussi limitée que soit la conscience de soi des animaux, ils ont un droit à vivre et à vivre bien.
Peut-être que le raisonnement antispéciste est concluant concernant, grosso modo, les mammifères, mais que dire des volailles ou des poissons par exemple? On peut douter du fait qu’ils possèdent une conscience d’eux-mêmes, même minimale. Malheureusement pour le mangeur d’animaux, c’est précisément ce doute qui profite au poisson et à la volaille.
Imaginons que j’ai très envie de faire l’acte X. L’acte en question n’est pas indispensable pour ma survie ou mon bien-être général, même s’il m’apportera un peu de plaisir supplémentaire. Toutefois, il est possible que cet acte nuise de façon grave à un autre être humain. Nous serons tous d’accord pour dire que, dans la mesure où cet acte n’est pas nécessaire et qu’il est possible qu’il nuise de façon grave à un autre individu, je dois m’abstenir de commettre un tel acte. De la même façon, même si je n’en suis pas absolument certain, il y a de fortes chances pour que me nourrir de poissons ou de volailles nuise de façon grave – c’est le moins que l’on puisse dire – à ces derniers. Dans le doute, et dans la mesure où je n’ai pas besoin de les manger, je n’ai pas le droit de les tuer – même sans douleur.
L’antispéciste ne prétend pas que le droit des animaux à ne pas être tué est absolu. Il peut exister des situations où tuer un animal n’est pas moralement condamnable (de la même façon qu’il existe des situations où tuer un être humain n’est pas (forcément) moralement condamnable: pensons à la légitime défense ou à l’euthanasie. Toutefois, aujourd’hui, dans de nombreux pays, nous n’avons pas besoin de manger des animaux – quels qu’ils soient – pour survivre, et même pour vivre bien. Dans cette mesure, et dans la mesure où il existe un doute sur la capacité de certains à ressentir du plaisir ou de la souffrance, nous n’avons aucune bonne raison de les tuer pour s’en nourrir1. I
* Assistant en Science politique à l’université de Genève.
1 Le lecteur tirera les conclusions qui s’imposent concernant la chasse, les zoos et, en tout cas, certains types d’expérimentation animale effectués pour des produits cosmétiques. De plus, un tel doute ne peut pas être étendu aux plantes. Ne possédant ni système nerveux, ni cerveau, il paraît improbable qu’elles ressentent plaisir ou souffrance.