Contrechamp

DE LA DISSUASION À L’«ÉRADICATION»

ASILE (1) – La «disparition» sociale des requérants déboutés est plus qu’un effet pervers de la politique menée par la Suisse: c’est la solution trouvée par les autorités pour résoudre le problème de renvois impossibles, analyse la militante Françoise Kopf. Premier volet: trente ans de stratégie de dissuasion.

Depuis le premier avril 2004, les autorités suisses ont pris des mesures administratives et sociales à l’encontre de requérants d’asile séjournant en Suisse peu compatibles avec la notion de dignité humaine. Le système de l’aide d’urgence, qui s’inscrit dans la politique d’asile dissuasive poursuivie par le Conseil fédéral, sous-tend un objectif surprenant: faire disparaître – en les radiant des statistiques et en les poussant dans la clandestinité – ceux dont la présence dérange le plus: les requérants déboutés que l’administration n’a pu expulser dans le cadre d’une procédure de renvoi correcte. Leur «disparition» n’est pas un effet indésirable. Mais la solution que la Suisse a trouvée pour résoudre le problème des renvois impossibles.
Pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, il est utile de retracer les grandes étapes d’une stratégie dissuasive. Celle-ci est fondée sur le soupçon que les requérants d’asile avancent un besoin de protection, alors qu’ils chercheraient en réalité à profiter des avantages économiques de la Suisse. Peu après l’entrée en vigueur de la première loi sur l’asile, en 1981, et à chaque révision législative, le paradigme de la politique d’asile helvétique est resté le même. Tant la procédure que le dispositif d’accueil doivent «dissuader» pour «lutter contre les abus».

Conjointement à des barrières juridiques destinées à rendre l’obtention de l’asile durable difficile (notions de demande manifestement infondée, de pays d’origine sûr, etc.), la Suisse, pionnière en Europe sur ce point, s’est dès le milieu des années 1980 occupée à restreindre les droits des requérants. C’est dans le registre des droits fondamentaux élémentaires – les besoins physiologiques, le besoin de sécurité sociale – que va s’exercer la «dissuasion». L’idée, avancée en 1984 déjà par le directeur de la Police fédérale Peter Hess «d’utiliser l’aide sociale comme instrument de la politique d’asile» et de trouver «de nouveaux concepts pour réduire l’attractivité de la Suisse pour les personnes n’ayant pas de motifs d’asile»1, va faire son chemin.

Les «concepts dissuasifs» se sont multipliés, amenant à chaque révision des restrictions compromettant plus lourdement le bien-être des requérants d’asile: interdiction de travail, saisie des biens patrimoniaux, réduction successive des montants d’aide sociale, ponction de 10% sur les salaires, même modestes, de ceux qui travaillent (en plus des impôts à la source et des cotisations aux assurances sociales), mesures de contrainte2, abolition du libre choix du médecin etc.

La création de l’Office fédéral des réfugiés (ODR) en 19903, devenu rapidement l’entité la plus importante du Département fédéral de justice et police, a marqué une étape décisive dans la marginalisation sociale des requérants d’asile. Une des missions du nouvel office, telle que définie dans le «Rapport pour une stratégie pour la politique des années 90 en matière d’asile et de réfugié» publié en 1989, a été d’élaborer des mesures concrètes visant à «ôter à la Suisse de son attrait en réduisant les prestations d’assistance ou en les limitant dans le temps»4.

Il devait également mettre sur pied un système d’aide sociale spécifique pour toutes les personnes relevant du domaine de l’asile (que leur demande soit en cours d’examen ou qu’ils soient déboutés), caractérisé par des normes d’assistance situées en dessous des barèmes valables pour tout autre résident. Le Conseil fédéral et le Parlement avalisèrent la mesure, en dépit de son caractère anticonstitutionnel, car violant le principe d’égalité de traitement. Dans la foulée, la suppression des allocations familiales pour les enfants de requérants restés dans le pays d’origine, fut également adoptée, alors que «selon la jurisprudence du Tribunal fédéral, elles doivent aussi être versées pour ceux qui restent au pays», lisait-on à la page 60 de ce rapport.

Un deuxième rapport, intitulé «Perspectives d’avenir de l’assistance dans la politique d’asile et des réfugiés»5, érigeait en système le principe qui est devenu la clé de voûte du dispositif d’accueil helvétique: l’assistance des requérants ne serait plus déterminée en fonction des besoins des personnes concernées, mais en fonction d’objectifs politiques. Etaient entre autres proposées des mesures coercitives permettant de réduire ou de supprimer l’aide sociale6 aux «asociaux», érigés en catégorie sociale, au même titre que «les enfants en âge de scolarité», «les mineurs non accompagnés», «les jeunes à former» et «les personnes nécessitant des soins thérapeutiques»7.

Il annonçait la création de normes d’aide sociale nationales et d’un nouveau système de financement confédération/cantons, qui permettrait des économies au niveau du contrôle. Désormais la Confédération verserait aux cantons des sommes forfaitaires, dont le montant serait fixé dans une directive fédérale. Les cantons seraient ainsi dispensés de fournir aux autorités fédérales un décompte des frais effectifs, liés à l’accueil et à l’assistance des requérants qui leur étaient attribués par la Confédération. Ceci a permis à la plupart des cantons – qui ne redistribuaient pas l’intégralité des montants à leurs destinataires – de faire des bénéfices se chiffrant par millions.8 I

* Coordinatrice de IGA SOS Racisme.

Ce texte, dont nous publierons le second volet vendredi 15 octobre, figure dans le numéro spécial de septembre de Vivre Ensemble – bulletin de liaison pour la défense du droit d’asile. Il est extrait d’un article qui paraîtra dans les Actes du colloque international de l’Université de Lausanne, La pensée et l’action dans le pouvoir. Colère: dynamiques soumission-insoumission et création politique, avril 2010, Paris. Pour information: sbarrial.ctp2010@gmail.com

1 Neue Zürcher Zeitung, Fürsorge als Instrument der Asylpolitik, neue Probleme vom Bund, Kantonen und Hilfswerke, 25 mai 1984, p. 34.

2 En 1995, la Suisse a institutionnalisé l’emprisonnement administratif de requérants qui n’avaient commis d’autre crime que celui de rester en Suisse après avoir perdu (ou n’avoir pas obtenu) le droit d’y séjourner.

3 L’ODR a fusionné en 2005 avec l’Office fédéral des étrangers et est devenu l’Office fédéral des migrations, l’ODM.

4 «Rapport pour une stratégie pour la politique des années 90 en matière d’asile et de réfugiés», groupe de réflexion interdépartemental, DFJP, DFAE, DFEP Berne, janvier 1989, p. 60.

5 «Perspectives d’avenir de l’assistance dans la politique d’asile et des réfugiés», Office fédéral des réfugiés ODR, Berne, novembre 1990.

6 Celles-ci ont été inscrites dans la Loi sur l’asile en 1991.

7 «Perspectives d’avenir de l’assistance dans la politique d’asile et des réfugiés», ODR, Berne, novembre 1990, p. 13.

8 Ibidem, p. 10. Les cantons étant responsables de l’assistance dans le système fédéraliste suisse, tous créèrent leurs propres normes: une enquête bien documentée sur la pratique des 17 cantons alémaniques, publiée dans le mensuel Facts du 27 mai 2000, révélait – chiffres à l’appui – que les normes d’aide sociale des cantons alémaniques étaient largement en dessous du montant alloué par la Confédération. A titre indicatif, et selon trois procès verbaux de la Commission des finances du canton de Soleure en notre possession, ce petit canton réalisa entre 1995 et 2000 un bénéfice de 18, 5 millions sur les subventions obtenues pour l’assistance d’environ 3000 requérants d’asile. Le montant fut reversé (hormis une réserve de 6 millions) dans les caisses communales et cantonales.

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