Contrechamp

Le système aura toujours des failles

Pour l’anthropologue Joëlle Moret, le durcissement des politiques migratoires en Europe n’élimine en rien la migration illégale. Mais il en alourdit les coûts financiers et humains.

Les propos de ce passeur professionnel frappent par leur ambivalence, à la conjonction entre humanisme et profit, entre le souhait de sauver des vies et la responsabilité de les mettre en danger. Différentes études1 se sont récemment intéressées aux trajectoires migratoires des requérant-e-s d’asile, faisant apparaître cette même ambivalence parmi les «clients» à l’égard de leurs passeurs, qui constituent l’unique moyen de gagner l’Europe, toutes les autres portes d’accès étant fermées. Bien qu’indispensables, le gain économique qu’ils obtiennent du malheur d’autrui n’en est pas moins souvent considéré avec mépris. En outre, il faut garder à l’esprit que si le voyage tourne parfois mal de manière imprévue, certains passeurs arnaquent volontairement leurs clients. Nombreux sont les candidats à l’exil qui paient de larges sommes et ne partent finalement jamais, ou encore qui optent – et paient – pour une destination spécifique et se retrouvent ailleurs.

Le terme de «passeur» englobe une multitude de réalités. Certains passeurs, comme celui qui est interviewé ici, font partie de larges réseaux organisés au plan transnational, et sont devenus des professionnels. Mais il existe aussi un nombre important de passeurs qu’on pourrait qualifier d’«opportunistes», dans le sens qu’ils agissent plutôt à titre occasionnel, pour rendre service ou gagner un peu d’argent en parallèle à leurs activités habituelles. Des commerçantes et des commerçants profitent par exemple de leurs voyages fréquents et de leurs compétences de mobilité pour se faire accompagner d’une ou de plusieurs personnes qu’ils font passer pour des membres de leur famille. L’offre elle-même est variable: certains passeurs sont responsables d’une petite partie du voyage – le passage d’une frontière spécifique par exemple –, alors que d’autres offrent un service complet: documents de voyage (falsifiés ou empruntés), accompagnement pendant les différentes étapes du voyage, informations sur les démarches à faire à l’arrivée, etc.
Parlant des passeurs, un homme rencontré récemment raconte: «Les Européens vont toujours plus serrer, sécuriser, mais toujours il y aura des failles, et les failles viendront du système». De fait, les politiques de plus en plus restrictives des pays européens à l’égard des migrantes et des migrants n’élimineront ni les projets d’exil de ces derniers, ni les activités des passeurs qui permettent de les concrétiser. Elles obligent toutefois les passeurs à devenir de plus en plus inventifs afin de contourner des obstacles toujours nouveaux. Et ceci a malheureusement un coût: financier parce que les prix augmentent, mais surtout humain parce que la dangerosité de ces voyages illégaux en rend l’issue de plus en plus incertaine pour ceux et celles qui n’ont pas d’autre option. I

* spécialiste des mouvements migratoires et politiques d’asile, université de Neuchâtel.

Texte publié sur le site Voix d’Exils.

1 A lire pour en savoir plus:

– Efionayi-Mäder, Denise et al. 2001. Asyldestination Europa: eine Geographie der Asylbewegungen. Zürich: Seismo.

– Efionayi-Mäder, Denise, en collaboration avec Joëlle Moret et Marco Pecoraro. 2005. Trajectoires d’asile africaines. Déterminants des migrations d’Afrique occidentale vers la Suisse. Neuchâtel: SFM.

– Moret, Joëlle, avec la collaboration de Simone Baglioni et Denise Efionayi-Mäder. 2006. Somali Refugees in Switzerland. Strategies of Exile and Policy Responses. Neuchâtel: SFM.

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