«C’est pour mieux Te manger…» Ce titre surprenant pour un congrès scientifique évoque aussitôt une suite à celui qui l’entend: «…mon enfant!»Ne nous sommes-nous pas tous identifiés au Petit Chaperon Rouge, en frémissant de terreur? Mais aussi de plaisir? Ce fantasme de dévoration, d’être mangé et d’y survivre, est fréquent dans les contes et les mythes. Les parents – ou les amants! – disent parfois avoir «envie de croquer» leur enfant ou leur amour. S’agit-il d’un mouvement agressif? Ou serait-ce plutôt le désir de prendre ou de reprendre en soi, de faire ou de refaire sien, cet autre si aimable. Aimer et détruire peuvent être aussi proches qu’antinomiques!
Le travail sur ce thème depuis trois ans dans différents pays d’Europe, d’Amérique Latine, et au Canada a amené à penser, grâce à la lecture des anthropologues, que le plus humain émerge à proximité du «déshumain», et que l’identité de chacun ne se construit qu’en se risquant. C’est cette ambivalence qui est explorée lors du congrès de l’Association internationale d’études médico-psychologiques et religieuses. Il s’agit de s’attaquer ainsi à un sujet troublant, parce qu’invitant à lever le voile sur ce qui devrait rester refoulé ou tabou. Si ce refoulé est très présent dans les contes et l’imaginaire infantile, il imprègne aussi le champ de la culture et du religieux. On peut remarquer que pendant des siècles, manger est resté indissociable d’une inscription religieuse, ou au moins rituelle, encadrant cet acte qui, pour être quotidien et vital, n’a rien de banal.
Aujourd’hui, dans une société sécularisée et médicalisée, cela peut prendre la forme du ‘manger sain’, associé à une sacralisation du corps et de la santé, se méfiant désormais du «fast-food» dont s’est contenté un corps qui n’était qu’un des rouages d’une machine économique dont il n’était pas le premier souci, et qui était prête à l’avaler. Le congrès s’intéresse à la façon dont les sociétés ont tenté, de diverses manières, en fonction de leurs projets, d’organiser cette menace de dévoration.
«Maman, est-ce qu’on peut manger les gens?» demande à sa mère une petite fille de 3 ans, prise visiblement d’un sérieux mal de ventre. Après avoir tenté de comprendre la question, la mère bien empruntée et pensant rassurer sa fille sur le fait que personne ne viendra la dévorer, lui répond: « Non, mon enfant, on ne peut pas manger les gens!» Et la petite alors de vomir Delphine et Marinette, petits personnages repositionnables de son livre d’images, qu’elle venait d’avaler… La petite cannibale dont il est ici question s’identifiait-elle donc au loup ou à la sorcière? Difficile de dire ce qui se passait dans sa tête à ce moment là, ni ce qui a pu s’y passer lorsque, cinq ou six ans plus tard, alors qu’elle préparait sa première communion dans le cadre de son catéchisme catholique, on allait lui tenir un autre discours… Non seulement elle pouvait, mais elle devait manger de ce pain dont on lui disait qu’il n’était pas seulement symbole, mais corps réel du Christ!
Le rituel fait entrer dans un moment de folie, où l’inanimé devient vivant, où les frontières s’effacent, qui séparent le ciel et la terre, les vivants et les morts, moi et l’autre. Tel le repas cannibale ritualisé, moment régénérateur du groupe, le rite sacré a cette position paradoxale, de permettre ce qu’il interdit, d’offrir la possibilité, limitée, cadrée, de s’aventurer dans un lieu où les limites s’effacent, de rencontrer un état possiblement confusionnel, qui – soit dit en passant – permet de comprendre l’affinité de l’expérience du sacré et de la psychose, du délire et de la mystique, de la folie et de la passion amoureuse. Contre ce risque de dérive est né le protestantisme. Issu d’un mouvement de réhabilitation de la parole qui tranche, se méfiant du rite et des images, il abandonne le latin. Pourtant, si le latin paraît couper de la langue maternelle, il ne fait peut-être qu’y reconduire, donnant place à la musique plus qu’à la parole. Sans doute est-ce en ce sens que Marcel Gauchet peut dire du protestantisme qu’il est «religion de la sortie de la religion», parce qu’il se garde de tout retour en-deça du symbolique, en-deça de la parole. Raconter le repas cannibale devrait dans une telle perspective permettre de renoncer à le mettre en acte.
Cela est-il possible? Peut-il y avoir un lien à l’origine et au commencement qui ne passerait que par le symbolique et la parole? Doit-on au contraire nécessairement se replonger par la mise en acte convoquant l’imaginaire, en ce lieu où les limites s’estompent entre l’intérieur et l’extérieur, entre soi et l’autre, ce lieu où règne une confusion de laquelle l’humain peut ressurgir? Cette alternative évoque la querelle des iconoclastes liée à ce qui oppose les différentes traditions chrétiennes autour du rapport au rite et au corps, à la nourriture et à la parole, à la communauté et à l’individu. Pour résumer: du côté protestant, l’arrimage à la parole et à la pensée, assorti d’un refus du trop sensible (qui fait retour aujourd’hui dans les mouvements effervescents issus du protestantisme sous une forme un peu sauvage); alors que, du côté catholique, on est plus anthropophage, on recourt au rite, permettant de rendre représentables et de civiliser les fantasmes cannibales!
Le lien à l’autre et la construction de l’identité personnelle s’établissent dans le double mouvement de l’incorporation et du rejet. La clinique, celle des troubles alimentaires à l’évidence, mais également celle des pathologies du narcissisme, de la dépression et bien sûr de la mélancolie, nous montre que le rapprochement avec un autre humain est potentiellement vécu comme dévorant, alors que la séparation peut constituer une menace d’anéantissement. Travailler cette question est peut-être une façon de jouer avec ces inquiétudes pour trouver la possibilité de se risquer dans le lien sans toutefois perdre son identité et rendre ainsi l’investissement des liens significatifs plus supportable.
Nous vivons dans un temps de transformations importantes qui suscite des réactions de crispation identitaire, comme le communautarisme témoignant du risque de mettre en péril une identité fragile en s’ouvrant à l’autre. Les identités sont toujours construites, et les pratiques qui les soutiennent ont une valeur «sacrée» dans la mesure où elles permettent de conjurer un risque de confusion. Cette question du rapport à l’autre, avaler l’autre ou le rejeter, est particulièrement importante dans des moments de transformation. Au niveau de la rencontre des cultures, comment peut-on être nourri par l’autre sans réduire son altérité? Comment défendre son identité culturelle sans s’appauvrir de tout ce dont l’étranger peut l’enrichir? Comment risquer sa subjectivité sans se perdre?
Si le tabou du cannibalisme se lève depuis quelques décennies, si l’on se met à le penser, et donc à le reconnaître comme faisant partie de l’humain, c’est peut-être que, plus que jamais, nous avons besoin de penser l’horreur, le «déshumain» au coeur de l’humain, et devons lutter contre l’incrédulité et la volonté d’oublier. Peut-être en raison des violences du XXe siècle, mais peut-être aussi parce qu’il n’y a plus de sauvage, plus d’autre non-humain à manger, dans un monde où tout homme est voué à être reconnu comme un humain. Le juif, le tsigane, le communiste, l’homosexuel, n’ont-ils pas été construits pour incarner l’autre dans un monde où il n’y aurait plus d’autre qui soit tout à fait étranger, en qui déposer sa propre étrangeté? Ni dieux, ni diables, ni sauvages…
Nous avons besoin de modèles qui permettent de penser, non plus la lutte entre des humains et des moins humains, mais la lutte de l’humain et du déshumain au coeur de l’homme. La fabrication de l’humain doit toujours à nouveau s’opposer aux forces déshumanisantes. I
LE CANNIBALISME BON À PENSER
ANTHROPOLOGIE – Au carrefour de la psychanalyse et des religions, le fantasme de dévoration permet de penser l’humain et le «déshumain» au coeur de l’homme. C’est l’objet d’un colloque1 organisé par l’Association internationale d’études médico-psychologiques et religieuses et l’université de Lausanne.
Myriam Vaucher
*présidente de l’AIEMPR, Association internationale d’études médico-psychologiques et religieuses, psychologue-psychothérapeute pratiquant la psychanalyse. Avec la collaboration d’Emmanuel Schwab, psychologue-psychothérapeute.
1Le XVIIIe congrès international de l’Association internationale d’études médico-psychologiques et religieuses (AIEMPR) se tient du 6 au 10 juillet à St-Maurice, en Valais, sur le thème: «C’est pour mieux Te manger… Au commencement était l’ambivalence». Une journée publique, organisée conjointement avec l’université de Lausanne, avait lieu hier sous le label interdisciplinaire Anthropos, créé par l’UNIL. La réflexion se poursuit aujourd’hui encore à St-Maurice.