Contrechamp

CONNAISSANCE CONTRE SUPERSTITIONS

RÉFORME – En 1559, à Genève, Jean Calvin fonde l’Académie. L’institution, dont la mission est de former une nouvelle élite, constitue un haut lieu de catéchisation. «A la nuance près que Calvin conçoit la religion de manière scientifique.» Entretien avec le doyen de la Faculté de théologie.

De la politique universitaire aux droits de l’homme, en passant par le rapport au travail, l’influence de Calvin est encore visible, tant à Genève que dans le monde. Inventaire non exhaustif avec François Dermange, professeur d’éthique et actuel doyen de la Faculté de théologie protestante.

A Genève, l’héritage le plus visible de Calvin est sans doute l’université. Quelles sont les motivations qui ont poussé le réformateur à fonder l’Académie?

François Dermange: Ce choix ne doit rien au hasard. En 1559, Calvin a cinquante ans, ce qui, à l’époque, est un âge mûr. Pour lui, le temps des réalisations est donc venu. C’est aussi le moment où la Réforme paraît pour la première fois solidement implantée à Genève. Enfin, c’est également l’année où les Eglises réformées de France commencent à se structurer et tiennent leur premier synode. L’objectif de l’Académie est de former une nouvelle élite capable de porter la transformation de la société et d’encadrer les changements à venir. Car Calvin entend bien ne pas laisser dire n’importe quoi, à n’importe qui.

Quelles sont les caractéristiques principales de ce nouveau lieu de savoir?

Les cours portent surtout sur des questions théologiques. Le grec, l’hébreu (qui permettent de lire les Ecritures dans le texte original), ainsi que les «arts» (domaine qui regroupe l’essentiel du savoir scientifique et philosophique de l’époque) sont également enseignés. L’Académie affirme par ailleurs d’emblée sa dimension internationale. Dès l’origine, elle accueille des étudiants français, écossais, allemands, hollandais, polonais ou hongrois. Bientôt, elle sera aussi fréquentée par de nombreux Italiens comme les Turrentini, les Tronchin, Fatio, Sismondi ou Micheli. Calvin tient également à assurer à l’institution une certaine autonomie par rapport au pouvoir politique. L’Académie n’est donc pas financée par des fonds publics, mais par des dons et legs. Pour ses fondateurs, il est normal qu’elle soit soutenue par l’Etat, pour autant qu’elle puisse développer librement ses propres convictions.

A l’origine, l’Académie reste malgré tout un lieu de propagande religieuse.

Oui, à cette nuance près que chez Calvin, la religion est conçue de manière «scientifique». Son idée, qui est vraiment très neuve à l’époque, est de créer une institution au sein de laquelle on étudierait les textes bibliques avec les mêmes outils que ceux utilisés par les humanistes pour la philosophie antique, c’est-à-dire selon une méthode rationnelle et critique. Sa conviction est que la connaissance est le meilleur moyen de lutter contre les préjugés et les superstitions. C’est exactement ce qu’il essaie de faire dans le traité qu’il consacre à l’astrologie. En s’appuyant sur un certain nombre d’arguments scientifiques, il y défend la thèse que, s’il peut être légitime d’étudier le mouvement des astres de manière scientifique (ce que Calvin appelle l’«astrologie naturelle»), le destin de l’homme ne saurait en aucun cas être déterminé par de quelconques lois causales, comme le prétend l’«astrologie judiciaire». On en est certes aux balbutiements de la science, mais la voie est tracée.

La Faculté de théologie que vous dirigez aujourd’hui a survécu à ce long travail d’émancipation. Dans quelles conditions?

Après le siècle des Lumières, il est devenu clair pour le plus grand nombre que les Eglises ne devaient pas se substituer au politique et que l’Etat ne devait pas prétendre définir le contenu de la religion. Ce principe de laïcité, consacré par la loi de séparation des Eglises et de l’Etat de 1907, aurait pu entraîner la fin de la Faculté de théologie, comme cela avait été le cas en France. Les Genevois ont cependant été plus sages, estimant qu’une interface était possible pour penser les questions religieuses sur la base d’une démarche rationnelle et critique. Depuis 1927, la Faculté est donc restée dans l’Université, mais avec un statut «autonome», qui rend compte de sa double tutelle, l’Eglise et l’Etat assurant conjointement son financement et s’entendant pour nommer les professeurs, définir les programmes d’études, etc. Aujourd’hui encore, cette solution garantit qu’on puisse traiter les questions religieuses de manière académique. Pas de risque qu’on enseigne le créationnisme dans la Faculté de théologie genevoise.

A l’échelle de la planète, que reste-t-il du rayonnement de la Rome protestante, quatre siècles et demi après la Réforme?

Aujourd’hui, on trouve des calvinistes non seulement à Genève ou en France, mais également aux Pays-Bas, en Ecosse, en Hongrie, en Roumanie et, bien sûr, aux Etats-Unis et en Amérique latine ou en Afrique. C’est cependant en Corée que l’Eglise réformée se développe le plus. Les héritiers de Calvin sont divers, certains très proches de nous, d’autres plus exotiques non seulement par leur culture mais aussi par la théologie qu’ils pratiquent. Il faut également relever que l’Institution de la religion chrétienne de Calvin compte parmi les premières oeuvres théologiques publiées en français. Par ailleurs, le Psautier de Genève de Clément Marot et Théodore de Bèze, ainsi que les traductions de la Bible faites à Genève après la Réforme ont eu une très large influence religieuse, mais aussi littéraire et culturelle.

Qu’en est-il des fondateurs de l’apartheid, qui, eux aussi, se réclamaient de la doctrine calviniste?

Ce sont effectivement à l’origine des calvinistes, mais l’apartheid a été dénoncé par toutes les autres Eglises réformées. Pour la première fois sans doute dans l’histoire, une raison éthique était suffisante pour que les autres Eglises «excommunient» une Eglise soeur. Le Conseil oecuménique des Eglises, dont le siège est aussi à Genève a fortement soutenu les chrétiens qui luttaient contre l’apartheid et Mandela durant ses années de prison. Cela n’est sans doute pas étranger à la venue à Genève de Desmond Tutu dans le cadre du Dies academicus du 5 juin prochain.

Existe-t-il un lien entre l’esprit du protestantisme et l’idée de résistance?

Très clairement. La religion réformée pousse l’individu à prendre ses responsabilités et à agir concrètement pour rendre le monde plus juste. Quelques-unes des grandes figures de la résistance allemande à Hitler (Barth, Bonhoeffer) sont protestantes. En France, l’origine même du terme de «Résistance» fait directement référence à l’histoire du protestantisme. Il renvoie en effet à l’inscription «Resister» gravée dans sa prison par Marie Durand (1712-1776). Enfermée durant trente-huit ans pour s’être mariée protestante, cette dernière est devenue un symbole d’espérance pour toutes les victimes de l’oppression.

Dans le même ordre d’idées, la thèse selon laquelle la démocratie américaine serait fille de Calvin vous semble-t-elle acceptable?

C’est une lecture possible, qui est d’ailleurs mise en scène sur le Mur des réformateurs. La grande difficulté, c’est qu’en matière politique, Calvin n’a pas toujours dit la même chose. S’il avait vraiment obtenu le pouvoir, je ne suis pas sûr que Calvin aurait été le père de la démocratie, mais, dans la mesure où les protestants étaient minoritaires, Calvin a fortement contesté la monarchie absolue. Selon lui, le souverain ne doit en effet pas être au-dessus du droit, mais rendre compte de son action devant une chambre parlementaire. Cette idée sera mise en oeuvre en Angleterre dès 1688 avec l’avènement de la monarchie parlementaire et elle inspire la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis de 1776. En ce sens, même si les pères pèlerins du Nouveau Monde ne sont pas à proprement parler des calvinistes, mais des puritains, le calvinisme est l’une des sources de la démocratie.

Peut-on dire que le rapport étroit qui lie Genève aux droits de l’homme trouve ses origines dans la Réforme?

Calvin est juriste et très sensible au droit. C’est à travers une loi naturelle connue de tous en leur conscience que Dieu fait en sorte que le monde soit humain, bien au-delà du christianisme. Il donne alors pour mission aux protestants non de sauver le monde, mais au moins de le rendre plus juste pour qu’il soit présentable à Dieu. Bien des protestants s’engageront dans les institutions sociales, politiques et éducatives avec cet esprit et rien d’étonnant que Hugo Grotius (1583- 1645), le père du droit naturel, soit un disciple de Calvin.

Cette thèse colle mal avec les polémiques provoquées par l’exécution de Michel Servet, ordonnée en octobre 1553 par le Grand Conseil genevois, suite à une querelle avec Calvin…

Cette histoire est une tache indélébile dans la biographie de Calvin. Le paradoxe, c’est que Sébastien Castellion, qui prendra la défense de Servet, a beau jeu de retourner Calvin contre Calvin. Si Calvin avait été cohérent avec lui-même, il n’aurait pas dû être favorable à la condamnation de Servet, mais la défense de son mouvement l’a emporté sur ses idées. Calvin a sans doute craint qu’en ne condamnant pas Servet, on associe leurs positions. Menacé, il a sorti ses griffes. I
* université de Genève. Article paru dans le magazine de l’Unige Campus n° 94, avril-mai 2009, dont le dossier «Que reste-t-il de Calvin?» est consacré au réformateur. www.unige.ch/presse/Campus/ campus94.html

* université de Genève. Article paru dans le magazine de l’Unige Campus n° 94, avril-mai 2009, dont le dossier «Que reste-t-il de Calvin?» est consacré au réformateur. www.unige.ch/presse/Campus/ campus94.html

Opinions Contrechamp Vincent Monnet

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