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ADDICTIONS… À QUI LA FAUTE?

SANTÉ – Les patients, leurs proches et les professionnels confrontés aux addictions ont parfois besoin de chercher une cause, un «coupable» pour expliquer les souffrances et les difficultés. Discutable, la notion de «faute» se partage entre divers facteurs.

La responsabilité du trouble addictif est un problème complexe qui repose sur une multitude de facteurs. Si on fait un petit panorama des fautifs face à l’addiction, on peut en effet trouver des «responsables» à chacun de ces niveaux de complexité: géopolitique, société, proches, individu, neurotransmetteurs, gènes. Nous limiterons notre propos à trois de ces niveaux: la société, les proches, l’individu.
On peut distinguer trois grands domaines de phénomènes sociaux qui interviennent dans la production d’une addiction, à savoir la précarité, la stigmatisation et les modèles de comportement que secrètent nos sociétés occidentales post-modernes.

– Précarité: la pauvreté, l’exclusion sociale, les soucis financiers et les mauvaises conditions de vie engendrent des souffrances et du stress qui se traduisent par des prises de substances anarchiques afin de soulager ces maux, alors qu’elles ne vont que les aggraver. Les toxiques augmentent donc les facteurs qui amènent à consommer.

Citons, à titre d’exemple, l’alcoolisme du prolétariat dans le contexte de la révolution industrielle. Les journées de travail sont très longues, les logements insalubres, la nourriture déséquilibrée, ce qui engendre la sous-alimentation, le rachitisme et le développement de maladies. Dans ce contexte le manque d’espoir pousse à l’alcoolisme.

Autre exemple, celui de ces jeunes Cambodgiennes qui quittent la campagne pour venir vendre leur virginité à la capitale. Prisonnières de leur patron, elles s’endettent et cherchent un soulagement en consommant le mâ, cette drogue à base d’amphétamines qui leur permet de tenir.

Mais la précarité n’est pas seulement dans le passé ou dans un ailleurs. Rappelons qu’elle reste importante chez nous, avec un demi-million de pauvres en Suisse. Par ailleurs, plusieurs études établissent une corrélation entre le niveau de pauvreté et le risque addictif.

– Stigmatisation: la stigmatisation est un mécanisme d’exclusion sociale qui agit par ségrégation d’un groupe de personnes jugées négativement socialement. Elle est généralement sous-tendue par des stéréotypes, tel que celui du drogué menteur, arnaqueur, peu fiable.

La stigmatisation se fait particulièrement sentir pour l’usager de drogues dont le comportement a été fortement criminalisé dès l’apparition du phénomène vers la fin des années 1960 et trop facilement assimilé aux trafiquants.

La criminalisation des drogues peut entraîner l’usager de drogues dures vers une désocialisation qui va être aggravée par les incarcérations. La petite délinquance s’amplifie et la distance face à la société se creuse, amenant l’usager de drogues à se réfugier dans le monde de la drogue.

Vers la fin des années 1980, apparaît le Sida et la stigmatisation des usagers de drogues autour de la délinquance se double de la dimension maladie. Il y a aggravation de la stigmatisation des usagers de drogues IV (par voie intraveineuse, ndlr.). D’où les campagnes de déstigmatisation autour du ruban rouge, symbole international de la lutte contre le sida et de la solidarité avec les personnes touchées, débutées en 1988.

– Modèles de comportement: notre société véhicule des modèles de comportement de type addictif. On l’observe à travers trois tendances majeures: le culte de la performance, l’hyperconsommation et la destruction de l’environnement.

Le culte de la performance est généré par une société de plus en plus exigeante: exigences d’adaptation face aux évolutions technologiques extrêmement rapides, exigences de capacité de changement et d’innovation pour rester compétitif dans un monde économique néo-libéral qui vise la qualité, l’amélioration constante et l’excellence qui va de paire avec le dépassement de soi. Sur la scène du sport, le dopage est omniprésent: stéroïdes anabolisants, créatine, EPO (hormone de croissance), etc. Souvenons-nous de la sprinteuse américaine Marion Jones qui avait reconnu l’usage de stéroïdes pendant sa préparation aux JO de Sydney et qui a dû rendre cinq médailles. Dans le domaine sexuel, la performance est de plus en plus recherchée également puisque les gens prennent du Viagra plus souvent comme un stimulant sexuel que comme un médicament pour soigner l’impuissance. Autant d’exemples de médicaments détournés de leur usage thérapeutique à des fins de confort ou de performance, comme les amphétamines, par exemple, pour augmenter les performances intellectuelles.

Une autre tendance sociétale favorisant des comportements addictifs est l’hyperconsommation. Des gadgets électroniques aux voyages, la société nous promet le paradis sur terre grâce aux biens qu’elle met à disposition. Les centres commerciaux ont remplacé l’Eglise. La consommation effrénée devient un remède contre l’angoisse. On fait une consommation excessive de biens éphémères, gadgets électroniques, téléphones portables, lecteur MP3, ordinateurs qui deviennent désuets après quelques mois. Consommer est devenu un divertissement où l’on retrouve la composante du plaisir, aspect central de l’addiction.

Enfin, un lien peut être établi entre comportement addictif et destruction de l’environnement: on considère habituellement le comportement addictif comme la manifestation d’une tendance autodestructrice de l’individu. A cet égard, Freud a proposé le concept de pulsion de mort, opposé à la pulsion de vie, pour expliquer l’incapacité de certains patients à abandonner leurs symptômes. Or cette destructivité des ressources vitales propre aux addictions présente des similitudes avec l’attitude de l’homme face à la nature, soit une attitude de mépris vis-à-vis de ses ressources environnementales. Comme pour l’addiction, il y a une centration sur les bénéfices à court terme. Finalement, en détruisant la nature, l’homme s’autodétruit tout comme dans l’addiction. Dans les deux situations, le phénomène est involontaire. L’attitude suicidaire de l’homme occidental face à la nature ne va pas sans évoquer une dimension addictive au niveau d’une quête effrénée du toujours plus et du refus des limites. Dans une certaine mesure, l’homme, comme le toxicomane, peut être comparé à un funambule, il marche et joue sur une crête, celle qui sépare la vie de la mort.

– La faute aux parents: Le fonctionnement familial peut être un facteur de protection ou à l’inverse d’aggravation vis-à-vis des addictions. Une récente enquête épidémiologique sur l’usage de produits psycho-actifs (cannabis, alcool et tabac) chez 18 500 adolescents de quinze ans, a mis en évidence l’importance cruciale du lien éducatif familial. Lorsque les parents ne savent pas où se trouvent leurs enfants le samedi soir – ce qui est le cas pour 40% des garçons et 25% des filles – le risque de consommation d’alcool est multiplié par trois et même par cinq pour le cannabis. Par ailleurs, plus les parents ont un niveau d’études élevé, moins ils jouent leur rôle au niveau de ce «contrôle parental». Cette étude ne fait que préciser une donnée déjà bien établie, à savoir que la faiblesse tant du soutien que du contrôle parental constitue un facteur de risque d’abus de toxiques.

– La faute aux copains: la pression du groupe des pairs est le facteur prédictif de consommation le plus puissant à l’adolescence. Le groupe véhicule des définitions et des attitudes positives quant à l’usage de drogues. Les obstacles moraux qui réfrènent l’usage sont ainsi écartés. Quand on sait que la moitié de l’alcoolisme français serait un alcoolisme d’entraînement, porté par la vie sociale, l’étude suivante sur le rôle des proches dans un autre type d’addiction, l’obésité, prend tout son sens. Il s’agit d’une étude longitudinale de l’interconnexion du réseau social avec 12 000 personnes, portant sur la période de 1971 à 2003. La question était de comprendre comment l’obésité s’est répandue au cours des trente dernières années et de s’intéresser à l’entourage proche d’une personne qui prend du poids. Les types de liens suivants ont été évalués: voisinage, amitié, mariage et familiaux. L’obésité (de même que la minceur) se répand à travers le réseau social par contagion sociale et l’effet le plus important n’intervient pas entre personnes partageant les mêmes gènes ou vivant dans le même ménage, mais entre celles unies par des liens d’amitié et quelle que soit la distance géographique qui les sépare! Cette étude nous montre une fois de plus l’importance du lien interpersonnel dans les comportements addictifs.

Les causes de la maladie addictive chez un individu sont multifactorielles: on peut mettre en vrac une probable vulnérabilité génétique, bien que rien de précis n’ait été trouvé. On peut signaler également l’impact de la réponse du cerveau à la consommation de substance avec le fait que tous les consommateurs récréatifs ne deviendront pas addicts. Les co-morbidités psychiatriques, à savoir les troubles psychiques comme l’anxiété, la dépression, l’impulsivité, sont également un facteur de fragilisation face à la création d’une addiction. Ces éléments permettent sans doute de déculpabiliser la personne car elle n’est pas responsable de son addiction. Le risque serait de la rendre passive face à son trouble.

En effet, il y a une réalité incontournable: c’est que si l’installation d’une addiction est la faute à «pas de chance», la prise en compte de ce problème, sa gestion et les changements que l’individu va imprimer à sa façon d’agir et de voir le monde sont indubitablement de son choix. Et, comme chacun l’a expérimenté, le choix est une question souvent ardue, parfois douloureuse.

En conclusion, on pourrait dire que la question de la faute est surtout présente lorsqu’on veut décrire le phénomène de l’addiction, d’où il vient, à quoi il est dû. L’addiction est complexe, la «faute» est largement partagée par plusieurs protagonistes qui sont en vrac, la société, les proches, les conditions de vie, les gènes, le cerveau, et d’autres encore. Au niveau individuel, la question de la faute est encombrante, même si elle taraude la plupart des personnes souffrant d’addiction. Elle bloque la capacité de prendre du recul, d’observer son ou ses comportements et, surtout, de voir comment mieux faire avec, à l’aide de qui et dans quel environnement. Une des voies d’issue à cet enfermement est la voie de la responsabilité qui, seule, peut permettre de décider du changement qui va le mieux convenir à la personne en tenant compte de toutes les données présentes. I

* Respectivement psychologue et médecin adjointe du service d’addictologie des Hôpitaux universitaires de Genève.

«Les addictions…la faute à qui?» était le thème de la quatrième et dernière conférence-débat du cycle grand public «Coup de projecteur sur les addictions» organisé par le service d’addictologie des Hôpitaux universitaires de Genève. Cette rencontre s’est déroulée à l’auditoire Louis-Jeantet, à Genève, le 23 septembre 2008.

Opinions Contrechamp Jean-françois Briefer

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