Il y a quelques jours de cela, à l’occasion des 80 ans de la Sécurité sociale française et à l’invitation du Parti communiste-section du Genevois, «Les Affamés» d’Annemasse – centre culturel autant que librairie – accueillait Emmanuel Defouloy. Ce dernier – journaliste de l’AFP et adhérent au Syndicat national des journalistes de la CGT – vient de publier aux éditions du Geai bleu Ambroise Croizat. Justice sociale et humanisme en héritage.
Ministre communiste aujourd’hui largement ignoré, Ambroise Croizat connut pourtant, en février 1951, des funérailles presque aussi imposantes que celles de Victor Hugo ou de Sadi Carnot. Près d’un million de personnes prirent, en effet, part au cortège funèbre qui mena dignement et tristement sa dépouille au Père-Lachaise, à deux pas du mur des Fédérés. Pourquoi une telle sympathie? Quelle dette entendait-on manifester à l’endroit du défunt?
Dans des pages édifiantes et pleines de ferveur, Defouloy nous rappelle qu’ouvrier communiste sans certificat d’études, dirigeant pendant près de quinze années de la Fédération CGT des travailleurs de la métallurgie, député du Front populaire jusqu’à son emprisonnement plus de trois années durant sous le régime de Vichy, Croizat devint ministre du Travail et de la Sécurité sociale entre novembre 1945 et mai 1947. Dans ce laps de temps, soit moins de dix-sept mois, il contribua – entre autres – à abaisser le temps de travail, relever les salaires (en particulier féminins), majorer les heures supplémentaires, constituer des comités d’entreprise, établir des délégués du personnel, développer la médecine du travail et la médecine scolaire et généraliser la Sécurité sociale!
S’arrêtant longuement sur cette dernière conquête et empruntant au vol une formule à l’ethnologue Françoise Héritier, Defouloy parle d’une «rupture anthropologique». Pour l’illustrer, deux vignettes éloquentes: 1) A l’époque du système de retraite – très partiel et modeste – de 1910, le droit à la pension était fixé à 65 ans, or neuf ouvriers sur dix mouraient avant d’atteindre ce seuil. 2) Avant-guerre, un paysan devait le plus souvent vendre la moitié de son cheptel pour faire opérer son enfant d’une simple appendicite. Ainsi, la Sécurité sociale changea-t-elle puissamment la vie de millions d’âmes; par une ironie douloureuse, toutefois, son principal auteur – qui se souciait peu de sa propre santé – devait disparaître les 50 ans à peine rejoints et ne jouir jamais du moindre jour de retraite.
La «Sécu», notons-le, naquit sous des auspices assez uniques: au sortir du second conflit mondial, en effet, le patronat apparaissait largement disqualifié par sa collaboration avec l’occupant nazi tandis que les communistes étaient, eux, auréolés d’une gloire acquise dans la Résistance. Depuis ce rapport de force favorable au progrès social, les choses ont changé.
Voici plus d’un demi-siècle qu’une contre-révolution réactionnaire est à l’œuvre. Les ordonnances Jeanneney, d’abord, en 1967, les plans Juppé, ensuite, en 1995-96, ont réduit la part des travailleur·euses dans la gouvernance du système, passablement étatisé ce dernier et anémié certaines prestations. Ces attaques ne sont pas sans conséquences cuisantes: les accidents du travail augmentent désormais, l’espérance de vie, elle, recule, etc.
L’urgence est sans doute à la défense des reliquats importants de l’héritage de Croizat; on peut, cependant, s’interroger: la meilleure défense ne consisterait-elle pas en une offensive ambitieuse? Dans une note de bas de page, Defouloy cite la conviction de son protagoniste: «[L’]organisation [de la Sécurité sociale] nous fournit […] l’instrument de tous les progrès sociaux qui doivent, dans l’avenir, se réaliser […].» De fait, le principe communiste «de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins» ne pourrait-il s’étendre à tous les risques de l’existence – risques, dans la plupart des cas, produits par l’organisation socio-économique elle-même? Une sécurité sociale plus audacieuse ne pourrait-elle ordonner la production de certains médicaments, assurer la sécurité et la qualité de l’alimentation, la disposition d’un logement pour chacune et chacun, etc.?
Par son ouvrage, Emmanuel Defouloy inscrit méritoirement ses pas dans ceux de ses trop rares devanciers – eux aussi émus voire révoltés par l’oubli de Croizat: citons Michel Etiévent, Bernard Lamirand ou encore le cinéaste Gilles Perret. Defouloy a eu légitimement à cœur de rétablir les mérites propres au ministre cégétiste du Travail eu égard à ceux – respectivement reconnus à leur juste valeur ou exagérés – du haut fonctionnaire Pierre Laroque et du général de Gaulle. Mais sa biographie interroge sur la lancinante question du «Sujet» de l’Histoire: sans doute tout communiste sera-t-il fier de voir célébré l’un des siens, mais en communiste authentique, il mesurera aussi le danger qu’il y a à croire qu’un meilleur avenir tient à quel qu’être providentiel que ce soit.
Doit-on la Sécurité sociale à un homme seul? Certes, non. Jamais d’ailleurs Croizat ne le prétendit – lui qui, constamment, parla de «conquête collective». Est-elle fruit de la résistance française? de luttes ouvrières séculaires? de la conjugaison d’initiatives mutuellistes parcellaires? Sans doute. Cependant, la concomitance de ces développements dans l’Hexagone avec ceux, parallèles, en Angleterre ou encore en Italie ne saurait s’expliquer par de seules causes internes; de fait, la victoire de l’Armée rouge sur le nazisme généra une pression telle sur les élites occidentales que celles-ci n’eurent d’autres choix que de consentir des concessions jamais envisagées depuis les débuts de la Révolution industrielle. On peut a contrario dater de la fragilisation puis de la défaite du Bloc de l’Est le reflux des conquis sociaux. Croizat fut, donc, le visage circonstanciel d’une Idée née d’une multitude internationale, anonyme et toujours désirante.