Sur les étals des supermarchés français, les barquettes de tomates cerises sont bien alignées. Des petites billes rouges sous plastique cultivées dans leur grande majorité au Maroc et au Sahara occidental voisin. Depuis 1975, cette ancienne colonie espagnole est contrôlée par le Maroc, l’Organisation des Nations unies (ONU) la reconnaît donc comme un «territoire non autonome». Le mouvement politique Front Polisario lutte depuis près de cinquante ans pour l’indépendance de ce territoire, qu’il nomme République arabe sahraouie démocratique (RASD).
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Les tomates marocaines et sahraouies bénéficient toutes les deux des avantages douaniers d’un accord commercial passé entre le Maroc et l’Union européenne, dont la première version est entrée en vigueur en 2012. Ce texte est contesté par les Sahraouis, qui estiment n’avoir jamais été consultés pour donner leur aval et considèrent qu’il ne tient pas compte de leurs droits à l’autodétermination.
Jusqu’à récemment, les tomates cerises sahraouies étaient étiquetées comme provenant du «Maroc». Il était donc impossible pour les consommateurs de distinguer celles provenant du Maroc de celles cultivées au Sahara occidental dans des conditions sociales et environnementales que certaines associations qualifient de désastreuses. Il est compliqué d’avoir des preuves, car depuis huit ans, le Maroc interdit au Haut Commissaire des Nations unies aux droits humains d’accéder au Sahara occidental, selon un rapport de la Commission européenne.
Attaqué deux fois par les avocats des Sahraouis, l’accord commercial a été invalidé par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) le 4 ctobre 2024. La CJUE a jugé que les fruits et légumes devaient bel et bien être étiquetés «Sahara occidental» et non «Maroc», au nom du droit d’information des consommateurs. Elle affirmait aussi que les accords avaient été conclus de manière illicite, jugeant que la Commission européenne outrepassait le droit du peuple du Sahara occidental à l’autodétermination.
«La CJUE rend enfin justice au peuple sahraoui dont les terres colonisées par le Maroc sont utilisées pour produire une partie des fruits et légumes exportés», avait déclaré à l’époque la Confédération paysanne. Le syndicat agricole français s’est engagé dans ce dossier pour défendre les petits producteurs français et marocains contre ce qu’ils considèrent comme une concurrence déloyale.
Le consentement du peuple du Sahara occidental bafoué
C’est pourquoi la Commission européenne s’est attelée à négocier un nouvel accord, en application provisoire depuis le 3 octobre 2025. Il prévoit notamment d’étiqueter les tomates du Sahara occidental comme provenant de «Laâyoune-Sakia El Hamra» ou «Dakhla-Oued Eddahab», le nom donné par la puissance occupante à ces deux régions de production agricole. Pour la Commission européenne, «il s’agit d’une amélioration considérable, tant en matière de capacité des Etats membres à contrôler l’étiquetage qu’en termes d’information des consommateurs, qui recevront des informations vérifiables», selon un mail envoyé à Reporterre.
Pour la Confédération paysanne, cela reste illégal. «D’un point de vue juridique, cela n’a aucune valeur et ne s’appuie sur aucune législation internationale. On impose un nom d’une région non reconnue dans le droit international», explique à Reporterre Jean-Mathieu Thévenot, membre de la commission internationale de la Confédération paysanne.
Dans son jugement, la CJUE exigeait le consentement du peuple du Sahara occidental à la mise en œuvre de l’accord entre l’UE et le Maroc ainsi qu’un mécanisme de contrôle permettant de vérifier que les populations du Sahara occidental bénéficient des retombées de l’exploitation des ressources naturelles de leur territoire. C’est pourquoi, dans le nouvel accord, la Commission européenne «s’engage à financer des secteurs clés, notamment l’eau, l’énergie et le dessalement, conformément aux critères du développement durable, et à soutenir des initiatives dans les domaines de l’éducation et de la culture».
Des engagements qui vont être difficiles à mettre en place pour les opposants comme la Confédération paysanne. «Signer cet accord de libre-échange en incluant le Sahara occidental, c’est nier l’autodétermination du peuple sahraoui. C’est illégal car il s’agit d’un territoire occupé», dit Fanny Métrat, porte-parole nationale du syndicat.
Il attend aujourd’hui la suite du parcours législatif de ce nouvel accord, qui doit faire l’objet d’un vote avant la fin de l’année au parlement européen. «Il y a une probabilité non négligeable que le parlement vote contre. Les députés des partis de gauche entendent bien respecter l’idée de souveraineté des peuples. Les députés de droite sont dans une logique de défense des producteurs espagnols, pleinement affectés par ces importations», dit Jean-Mathieu Thévenot.
En attendant, les tomates sahraouies arrivent toujours dans les rayons des supermarchés français. A quel coût écologique et humain? En 2022, selon le ministère de l’Agriculture du Maroc, 87 000 tonnes de tomates et melons ont été cueillies dans la région de Dakhla-Oued, soit 10 000 tonnes de plus qu’en 2021. Quatre vingt-cinq pour cent de ces fruits et légumes ont été envoyés vers l’Europe.
«L’agriculture et les autres grands projets en matière d’infrastructures portuaires, de pêche industrielle ou d’énergies renouvelables sont utilisés par le Maroc comme un instrument politique pour consolider sa présence au Sahara occidental et imposer une légitimité de fait», explique Hassanna Abba, défenseur sahraoui des droits humains interrogé par Le Monde.
Nappes phréatiques bientôt à sec
En se fondant sur des photos satellites de la région, l’Observatoire des ressources du Sahara occidental (WSRW), une ONG spécialisée sur le sujet, a évalué les surfaces cultivées. Entre 2003 et 2016, les superficies sont passées de 150 à 963 hectares. «A Dakhla [la plus grande ville du Sahara occidental], il y a une explosion du nombre de serres. C’est un Almeria bis [région espagnole qualifiée de ‘potager de l’Europe’»] qui profite d’un climat favorable en hiver pour produire de la tomate et du melon. Ils sont apportés au Maroc, étiquetés dans une usine proche d’Agadir puis présentés comme marocains, ce qui est illégal», explique à Reporterre Jean-Mathieu Thévenot, membre de la commission internationale de la Confédération paysanne.
Pour cultiver des tomates en plein désert, il faut de l’eau. Les agro-industriels de la région puisent aujourd’hui dans les nappes phréatiques selon l’ONG WSRW. Jusqu’à quand? Personne n’est en mesure de répondre exactement à la question, pas même la Commission européenne, qui «n’a pas été en mesure de déterminer le volume d’eau des nappes phréatiques qui pourrait être utilisé à des fins d’irrigation», indique le rapport cité plus haut. L’Agence hydraulique locale de Dakhla a souligné que la ville serait confrontée à une grave pénurie hydrique d’ici à 2030 rappelle l’ONG WSRW.
Face à cette sécheresse annoncée, les industriels ont trouvé une parade: l’eau dessalée. Deux projets d’usine sont en cours de construction sur le territoire occupé. Septante-cinq pour cent de l’eau dessalée servira à créer 13 000 hectares supplémentaires de terres agricoles d’ici à 2030, explique la Commission européenne. L’un des plus gros producteurs de la région, Azura, ne cache pas son enthousiasme pour cette technique.
«L’objectif est de basculer sur des eaux dessalées dès la mise en service de l’usine de dessalement de Dakhla, en cours de construction et espérée pour 2025», explique un article du site dédié à la filière fruits et légumes Réussir. Or, dessaler de l’eau de mer pour lutter contre la sécheresse et irriguer des cultures en plein désert est une catastrophe écologique.
La sécheresse n’est pas la seule menace des tomates du désert. Cette culture intensive sous serres est également très gourmande en pesticides. Sauf que personne n’est en mesure de préciser la nature des produits phytosanitaires employés. «La Commission européenne n’a pas obtenu d’informations permettant d’évaluer la situation à cet égard au Sahara occidental», précise le rapport. Omerta également sur les conditions de travail des ouvrières et ouvriers qui travaillent dans les serres.
Sont-elles bien différentes de celles des travailleurs agricoles du Maroc? Là-bas, la production de tomates destinées à l’exportation repose sur une main-d’œuvre agricole majoritairement saisonnière et féminine, au salaire jusqu’à quatorze fois inférieur au salaire français, selon un rapport de CCFD Terre Solidaire. REPORTERRE