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Rencontres avec des humains

Transitions

Voulez-vous que je vous dise? Les meilleurs débats, les plus épiques, les plus fructueux, qu’il s’agisse de politique, de culture ou de société, se déroulent autour d’une table. A la maison, au bistrot, dans une arrière-salle de réunion. On mange, on boit, on rigole, on s’engueule poliment. Il fut un temps où les élu·es vert·es au parlement fédéral invitaient pour un apéritif à leur domicile toutes celles et ceux qui en avaient envie pour débattre des grands sujets de la prochaine session. C’était convivial et savoureux. Plus rien de tel aujourd’hui. Recommandations de vote, lancement d’une nouvelle campagne, résumé des débats, convocation aux assemblées générales, tout passe par internet. Des pages et des pages… Trop long, fatigue: «Je lirai ça demain»… Frustration…

Nous ne parvenons plus à gamberger en équipe, engloutis que nous sommes par les réseaux sociaux. Pour ma part, je ne leur accorde qu’un survol hâtif, évitant de me perdre dans les hasards des affiliations douteuses, m’écartant lorsque des vols de propos conspirationnistes ou complotistes obscurcissent le ciel, et sursautant face à une explosion d’insultes scatologiques, notamment contre les Vert·es traités de «couilles molles»! Bien sûr, la lecture des propos pertinents et instructifs de quelques internautes avisés me réconforte. Est-ce suffisant? Des sociologues et des spécialistes des médias s’en félicitent: ils attribuent à ces plateformes un rôle d’exutoire, ouvrant la voie à la «dissidence idéologique», libérant la parole, élargissant les relations sociales, bref, tout pour sauver la démocratie… Entre le fourbi numérique des uns dans la mise en scène de soi et les appels impérieux des autres à l’engagement politique, les croisements sont rares: l’écho des complotistes remplit l’espace public, alors que les injonctions de la sphère militante remplissent ma boîte mail…

Tous les jours, je trouve sur mon ordinateur quelques appels urgents, voire pathétiques, en faveur de causes qui sont aussi les miennes. Immédiatement, deux exhortations en caractères gras vous sautent aux yeux: «je signe» et «je soutiens» (financièrement). Encore ensommeillée dans les brumes du matin, je laisse passer: j’ai certainement déjà signé ou il me faudrait davantage d’explications. La mise en place de l’identité numérique, que le peuple a acceptée en votation populaire en septembre, permet à ses partisans d’annoncer de grands changements: «La numérisation a le potentiel de bouleverser les processus politiques et de transformer notre démocratie.» La Confédération envisage en effet d’introduire la possibilité de signer des initiatives ou des referendums sans bouger de sa chaise. Après le scandale des officines qui paient des récolteurs peu scrupuleux ou incompétents, voici la démocratie de la souris et du clic? Signer électroniquement, quel progrès! En somme, l’Etat vous séquestre vos données personnelles pour les planquer dans votre smartphone et il vous épargne (ou vous prive de) l’insupportable corvée d’une sortie en ville pour se rendre dans un bureau et régler ses affaires avec des humains!

Je ne suis pas seule à exprimer des doutes: même dans le royaume des oligarques de la Tech, la Silicon Valley, là où sont conçues les avancées numériques les plus folles, on s’interroge. Une enquête interne dans l’une de ces entreprises a établi que les employés, qui communiquent principalement par mail, plutôt que de se parler en face à face, présentent un appauvrissement de leurs compétences interpersonnelles, ce qui engendre des malentendus et des tensions internes. De son côté, le manageur d’une autre entreprise observe une baisse significative de la productivité dans la collaboration interne. Le monde est-il en train de dériver vers une dystopie généralisée? «Oui!» répondent de nombreux observateurs, sans s’en prendre ouvertement à ces millions d’internautes enchantés par leurs performances sur les réseaux sociaux: c’est une «dystopie qui cajole leur vie», écrit l’un. Grâce à leurs «prothèses numériques», ajoute un autre!

Il reste que rencontrer des humains, cela change tout! C’est ajouter à l’échange une dimension organique: déchiffrer le langage corporel, les signes d’humeur, de connivence ou d’anxiété. C’est laisser la dimension intimiste envahir la pensée pour déchiffrer ce que disent les émotions, même négatives. Le regard sur des humains, si possible bien lunés, déclenche en soi de quoi nourrir l’empathie, la troisième dimension de la rencontre.

Il fut un temps où faire remarquer à quelqu’un qu’il était déconnecté ne signifiait pas qu’il avait éteint son portable, mais qu’il était paumé, largué, dépassé. Aujourd’hui on peut correspondre à cette définition même en étant numériquement connecté… Il faudrait donc cesser de se cramponner à sa prothèse numérique et se laisser porter par la fluidité inspirante des relations humaines.

Anne-Catherine Menétrey-Savary est une ancienne conseillère nationale.

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