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La valeur des représentations queers

Les œuvres et auteur·ices LGBTQIA+ de Suisse romande sont peu visibles, voire invisibles avant l’an 2000. Une équipe de recherche s’est donné pour but de les sortir de l’ombre. Elle explique son projet avec la volonté de «faire archive» en chemin. Une investigation portée par la petite maison romande Paulette éditrice .
Lire des contes revisités pour promouvoir la diversité. En octobre 2023, la commune genevoise de Plan-les-Ouates conviait la drag queen Tralala Lita à conter des histoires aux enfants dans le cadre du festival Plein-les-genres. JEAN-PATRICK DI SILVESTRO
Littérature romande

Sur les traces de l’Écriture queer (2/6)

Soutenu·es par la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP), Guy Chevalley, Nathalie Garbely et Edward Mandry mènent un projet de recherche sur les écrits et les auteur·ices LGBTQIA+ de Suisse romande, un champ largement invisible. Deux fois par an, Le Courrier publiera le «journal de bord» de leurs recherches, afin de créer de l’archive et de diffuser du savoir, en amont de leur ouvrage qui paraîtra chez Paulette Editrice à l’horizon 2027. CO

Nous avions souligné, dans un premier article paru ce printemps1> «Pour une histoire des écrits queers», Le Courrier, 5.05.2025., la difficulté d’identifier des ouvrages et des auteur·ices LGBTQIA+ de Suisse romande. Catalogages lacunaires en bibliothèque et anthologies oublieuses illustrent le fait que la littérature est un champ de pouvoir socialement construit. D’où la nécessité de déjouer les normes qui le structurent, de se méfier des ouvrages de référence et de faire preuve de curiosité en privilégiant une approche «à l’oblique», inspirée des queer studies.

Un manque à combler

L’absence de figures et d’œuvres d’identification n’est pas sans effets. Plusieurs groupes de la population en font la désagréable expérience. Elle prend une dimension particulière pour les personnes LGBTQIA+ car celles-ci grandissent souvent privées de semblables dans leur famille. Beaucoup se pensent seul·e·x·s à être «hors normes». Pour sortir de cette solitude, la présence de rôles modèles est fondamentale. Les féministes l’ont montré: s’identifier à une figure positive aide à se projeter dans l’avenir. Contrairement à ce que redoutent certains milieux bien-pensants, des œuvres culturelles ne peuvent dévoyer de jeunes esprits au point de transformer leur identité de genre ou leur orientation sexuelle et affective. En revanche, elles contribuent à élargir nos représentations du monde – qui que l’on soit.

Nous partageons ici quelques réflexions basées sur nos parcours singuliers auxquels ne sauraient se résumer les vécus LGBTQIA+ en Suisse romande. Les références marquantes de nos adolescences datent des années 1990 et 2000 et elles étaient peu nombreuses. Nous nous souvenons d’avoir reçu Jo, la BD sur le sida de Derib (1991), ri devant les premiers sketchs de Marie-Thérèse Porchet en 1993 et entendu les propos lesbophobes de Martina Hingis lors du coming-out de la joueuse de tennis française Amélie Mauresmo en 1999 – année de l’inscription de l’interdiction de l’homophobie dans le Code pénal.

La télévision nous a offert des représentations plus ou moins explicites. Les dessins animés Disney, reconduisant le script hétéronormé, comportent des personnages ambigus, jamais clairement identifiés comme LGBTQIA+, souvent méchants. On se rappelle de rares personnalités, comme Laurent Ruquier, ou de personnages isolés de séries: Jack dans Dawson, Willow dans Buffy contre les vampires ou, plus récemment, Sophia Burset dans Orange Is The New Black. The L Word se démarquait en se consacrant aux joies et aux peines de lesbiennes dans un milieu bourgeois californien.

Quant à la littérature, ces représentations restaient cantonnées aux quelques noms adoubés par l’histoire: Marcel Proust, Arthur Rimbaud, Jean Genet ou Hervé Guibert, tous des hommes et «marqués d’une tare». Charles Baudelaire et ses «femmes damnées» ont frappé plus d’un esprit; malgré leur profonde ambivalence, Les Fleurs du Mal avaient l’avantage d’être au programme scolaire. Pour trouver des références contemporaines, il fallait partir à la chasse au trésor ou avoir de la chance. Parmi les ouvrages qui circulaient: le premier tome des Chroniques de San Francisco d’Armistead Maupin (traduit par Olivier Weber et Pascal Loubet, 2006), des romans lesbiens de Sarah Waters dans un décors de velours victorien (traduits dès 2002) ou encore les récits francophones de Nina Bouraoui et Guillaume Dustan. Quid des références romandes? Avouons-le, nous n’y connaissions encore rien. Tout juste nous avait-on mis un Ramuz dans les mains.

Plaisirs discrets et essentiels

Livre et télévision ont le point commun d’offrir la discrétion. Le premier peut se cacher dans un sac, s’emprunter gratuitement et se lire à l’abri des regards. A la fin du 20e siècle, la seconde se partageait généralement dans le cercle familial; diverses stratégies permettaient toutefois de la regarder en privé. Le romancier vaudois Mathias Howald illustre bien dans Cousu pour toi (Gallimard, 2023) la peur d’être surpris, quand le narrateur évoque sa collection cachée de VHS à contenu homosexuel, qu’il visionne tard le soir dans sa chambre en redoutant l’irruption de ses parents. Les personnes hétérosexuelles comprendront-elles un jour l’ampleur de notre manque de représentation? Jusqu’où s’enracine notre sentiment de différence?

Récemment, une libraire de Violette and Co nous partageait son émotion, entre larmes et rires, dès les premières pages de Goudous, où êtes-vous? (Paulette éditrice, 2024): même en travaillant dans une librairie lesbienne et lisant de la littérature lesbienne tous les jours, elle sent que ce manque est toujours là. Notre projet de recherche répond à une logique similaire.

Les choses ont-elles changé?

L’arrivée d’Internet puis de la vidéo à la demande dans les années 2000 ont modifié l’offre audiovisuelle et les habitudes. A ses débuts, la plateforme Netflix fournissait beaucoup de contenus à caractère queer, gagnant des parts de marché grâce à un public demandeur. Cette opération de pink marketing rondement menée semble toutefois arriver à son terme, de façon non moins opportuniste.

De nombreuses librairies et bibliothèques possèdent aujourd’hui un rayon LGBTQIA+. Les maisons d’édition, surtout en France, n’hésitent plus à publier des récits non hétérocentrés, en tant qu’alliées ou par calcul, pour exploiter un marché de niche. En Suisse, hormis la collection spécialisée Grattaculs de Paulette éditrice, le mouvement est éclaté: un livre queer est publié ici, un autre là. De plus, des œuvres anciennes, presque effacées, sont rééditées. Il est donc devenu plus facile d’accéder à des fictions traitant d’une multiplicité d’identités de genre et de sexualités. Autre bonne nouvelle: suicides, maladies et autres catastrophes ne structurent plus systématiquement les récits queers. Si les préjugés et autres clichés négatifs n’ont pas disparu, cette visibilité accrue a de quoi réjouir.

Observe-t-on les effets de cette petite révolution? S’ils se plaisent à relever que le nombre de personnes s’identifiant comme queer augmenterait, surtout chez les jeunes, les médias n’accordent pas autant de place à la hausse des agressions contre les personnes LGBTQIA+, au nombre de tentatives de suicides chez les jeunes (qui ne faiblit pas) ou à l’isolement des seniors2>Un exemple récent: Catherine Cochard, «LGBTIQ: la haine persiste malgré les avancées légales», 24 heures, 2.11.2025.. Quant aux personnalités publiques romandes ayant fait leur coming out, elles restent peu nombreuses. Certes, on voit plus fréquemment des couples gays et lesbiens échanger des gestes tendres en public, mais on est loin de trouver la tranquillité et la sécurité de villes queer-friendly telles que Brighton ou Barcelone.

L’empathie, un travail collectif

Nous avons esquissé un panorama très subjectif. Comme d’autres personnes LGBTQIA+, nous avons activement cherché des histoires queers. Nous sentions un manque de représentations qu’il fallait combler. Par notre recherche, nous souhaitons contribuer à ce récent mouvement de visibilisation. Nous pensons que la diversification des récits et des modèles profite à l’ensemble de la société. La fiction offre un terrain particulièrement propice à l’empathie: le temps d’une histoire, nous nous mettons à la place de l’autre, voyons la réalité à travers ses yeux, partageons ses émotions. Notre vision du monde gagne en nuance et en complexité. Notre capacité à rencontrer des êtres humains différents grandit.

Ainsi, la circulation de livres et d’œuvres culturelles queers permet aux personnes non concernées de mieux comprendre les spécificités de nos parcours singuliers et de notre histoire commune. De même que la lutte contre le racisme doit être l’affaire de la société tout entière, le combat pour garantir les droits et la qualité de vie des personnes LGBTQIA+ se mène collectivement. Les allié·e·x·s jouent ici un rôle précieux. Pour le domaine du livre, on peut saluer le travail important mené sur l’accueil des publics3>Voir Samia Swali «Accueillir des publics LGBTIQ+ dans les bibliothèques de Suisse romande», mémoire de master, Haute école de gestion, Genève 2020. par des structures telles que la Bibliothèque municipale de Vevey4>Cette bibliothèque indique même sur son site qu’elle est alliée de la communauté LGBTQIA+: https://biblio.vevey.ch/Default/lgbt.aspx
et Filigrane à Genève, ou Bibliomedia à l’échelle romande. Visibiliser le positionnement solidaire du lieu et les ouvrages aux thématiques LGBTQIA+ reste fondamental. Si aucune mesure d’inclusion n’est mise en place, les discriminations, qui ont cours au quotidien en Suisse, se perpétuent entre les rayonnages. Or, la littérature peut être un lieu refuge, une porte vers une meilleure estime de soi.

Enfin, à celles et ceux qui ont pris peur lorsque des drag queens inoffensives sont arrivées dans les institutions romandes pour lire des contes revisités aux enfants et promouvoir la diversité (le Conseil fédéral a même été interpellé à ce sujet en 2023!), nous rappellerons que le prince de La Belle au bois dormant n’était pas si charmant.

Nous les renvoyons à l’article de Sandrine Aragon, chercheuse en littérature à la Sorbonne, qui met en lumière les liens entre les «belles endormies» embrassées sans leur consentement et la culture du viol5‘Belles endormies’, un éloge au viol?», Le Courrier, 2.12.2024., disponible sur le site du Courrier et dans les bonnes bibliothèques de Suisse romande.

Notes[+]

Guy Chevalley est éditeur et écrivain, Nathalie Garbely est poète et traductrice et Edward Mandry est historien de l’art et écrivain.