«Tout écrivain minoritaire (qui a conscience de l’être) entre dans la littérature à l’oblique si je puis dire», affirmait l’autrice et militante Monique Wittig1>Lire son avant-note au recueil de Djuna Barnes La Passion (Flammarion, 1982). en 1982. La minorité qu’elle évoque renvoie à l’orientation sexuelle et affective. Avant de chercher à savoir pourquoi les personnes concernées devraient entrer en littérature à l’oblique, demandons-nous de qui on parle.
Sur les traces de l’écriture queer (1/6)
Soutenu·es par la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP), Guy Chevalley, Nathalie Garbely et Edward Mandry mènent un projet de recherche sur les écrits et les auteur·rices LGBTQIA+ de Suisse romande, un champ largement invisible. Deux fois par an, Le Courrier publiera le «journal de bord» de leurs recherches, afin de créer de l’archive et de diffuser du savoir, en amont de leur ouvrage qui paraîtra chez Paulette Editrice à l’horizon 2027. CO
Par exemple, qui sont les autrices lesbiennes? Pour autant qu’on s’intéresse aux livres, on pensera à la Française Monique Wittig justement. Mais en Suisse romande, au XXe siècle? Nous qui signons cet article, nous avions du mal à en citer il y a encore un an, malgré nos identités gay, lesbienne et trans, malgré notre intérêt pour la littérature et notre formation universitaire en Suisse. Ce constat a fait surgir nombre d’interrogations sur le milieu du livre et impulsé des envies de lecture.
Où sont les livres LGBTQIA+?
Se renseigner en bibliothèque est toujours un bon début. Mais la consultation des catalogues s’est révélée surprenante. Si on entre «roman lesbien suisse» dans le moteur de recherche des bibliothèques municipales de Genève, trois notices s’affichent, sans lien direct avec le sujet. Si on entre «roman gay suisse», on trouve dix notices, dont une seule s’avère pertinente. A titre de comparaison, avec «roman policier suisse», on obtient 452 résultats.
Montons d’un cran. La Bibliothèque de Genève (BGE), institution publique de niveau universitaire, abrite la plus ancienne collection patrimoniale de Suisse romande. Le 3 octobre 2024, elle a accueilli une table ronde intitulée «Mémoires queers: luttes et pratiques du souvenir». En introduction, le directeur Frédéric Sardet a admis qu’il n’était pas évident de trouver de l’information dans ce domaine, car le système d’identification et de référencement est hautement lacunaire. Or, on le sait, un livre mal rangé est un livre perdu.
Alors comment trouver des ouvrages à thématique LGBTQIA+ (lesbienne, gay, bi, trans, queer, intersexe, asexuelle et plus)? Peut-être en se tournant vers un ouvrage de référence. Prenons l’Histoire de la littérature en Suisse romande (Zoé, 2015), à laquelle nombre d’universitaires ont contribué. Dans cette somme de 1728 pages, les éléments liés aux identités LGBTQIA+ sont rares et problématiques. Le chapitre «Littérature et politique» ne dit rien. Le chapitre «Questions féministes et questions féminines dans la littérature de Suisse romande» s’obstine à parler d’amitié, plutôt que d’amour, au sujet des deux héroïnes de Pour mourir en février d’Anne-Lise Grobéty (Cahiers de la Renaissance vaudoise, 1970). Le chapitre «Ecriture du corps et érotisme» mentionne quelques auteurs, mais il apparente l’homosexualité (ici masculine) à une altérité irrémédiable et forcément marginale. En page 1549, Roger Francillon écrit aussi: «Si les tabous sont tombés, le discours sur le corps risque de se banaliser, et les médias ne contribuent pas peu à ce nivellement. Mais la littérature, en pratiquant l’indirect et en privilégiant les voies obliques, est précisément un des domaines qui peuvent échapper à cette uniformisation.»
Coïncidence: il est de nouveau question d’une voie «oblique». Entre 1982 et 2015, le constat de Wittig aurait pu laisser place à un lien apaisé entre littérature et sexualité. Car la littérature est le reflet d’une société, dont elle dit les espoirs et les progrès autant que les impasses et les tabous. Cependant, le professeur de l’Université de Lausanne formule une sorte d’injonction: que les homosexuels trouvent le moyen de créer sans aborder trop ouvertement les sujets qui dérangent! L’affection, le désir, la sexualité… Mais ces «voies obliques», quelles sont-elles? Sinon le silence, l’allusion ou le déguisement, trois stratégies ayant pour cause l’évitement de la sanction sociale (parfois légale, parfois violente) et pour effet à long terme l’invisibilité (lire ci-après).
La littérature, champ de pouvoir
Certes, la société ouest-européenne a fait du chemin. En Suisse, malgré la politique des petits pas, la mobilisation militante a permis la qualification pénale des actes de haine et des discriminations basées sur l’orientation sexuelle, ainsi que le mariage pour toutes et tous, notamment. D’une façon générale, le niveau d’acceptation des personnes LGBTQIA+ a augmenté.
Leur condition reste toutefois mal connue des personnes non concernées et des institutions. De même que les féministes s’entendent dire que l’égalité entre femmes et hommes est acquise, les personnes LGBTQIA+ seraient désormais traitées «comme tout le monde». Sous-entendu: il n’y a plus de lutte à mener. Or, les données de terrain montrent le contraire (risques plus élevés de suicide, de dépression, d’agression, d’addiction…). Les associations et les autorités tirent la sonnette d’alarme2>Voir par exemple le rapport «La santé des personnes LGBT en Suisse», adopté par le Conseil fédéral le 9 décembre 2022, en réponse au postulat Marti 19.3064.. A cela s’ajoute un contexte fascisant qui n’augure rien de bon. Les Etats-Unis, la Hongrie, l’Italie ou encore le Royaume-Uni ont récemment attaqué les droits LGBTQIA+, avec un discours haineux ciblant les personnes trans et les familles arc-en-ciel.
Il est urgent d’agir. Les représentations mentales et les usages de la langue influent sur les rapports humains et l’estime de soi. La littérature a donc un rôle à jouer en démocratie. A notre modeste échelle, nous proposons d’écrire une première histoire de la littérature queer romande. Car, à ce jour, il n’existe ni ouvrage dédié ni recherche académique avancée sur le sujet.
Mettre en valeur des romans, recueils de poésie, pièces de théâtre et nouvelles traitant de sujets LGBTQIA+ et/ou écrits par des personnes concernées ne vise pas simplement à assouvir une curiosité intellectuelle. Notre démarche – politique – rappelle que ces personnes ont toujours existé et cherché à faire entendre leurs voix. Elles ont su tisser des solidarités pour affronter les forces conservatrices, dominantes en Suisse comme ailleurs, qui s’acharnent à invisibiliser leurs œuvres. Il est temps de les sortir de l’ombre, de les étudier, de les partager!
Paulette mène l’enquête
Le fait que nous ayons été incapables de citer des œuvres LGBTQIA+ publiées avant l’an 2000, en dépit de nos identités et activités, a motivé ce projet de recherche indépendante. Devant ce manque de figures d’identification, rappelons que les personnes LGBTQIA+ ne peuvent pas s’appuyer sur la transmission familiale de données culturelles, contrairement à d’autres minorités. Chaque personne concernée doit, comme elle peut, faire l’apprentissage d’un passé communautaire.
Nous avons donc entamé un travail de défrichage pour identifier des noms et des titres, sans limite de temps, de genres littéraires et d’identités. Selon le principe des queer studies, nous avons lu «à l’oblique», entre les lignes. Celles des catalogues de bibliothèques, des anthologies, des dictionnaires, des biographies ambiguës. Tiens, une autrice restée célibataire et partie vivre à Paris… Tiens, un auteur mort jeune en pleine épidémie du VIH/sida… Nous prêtons attention à ce type de signaux, sur lesquels d’autres ne s’arrêteraient pas.
Ce travail de détective est porté par Paulette éditrice, seule maison d’édition suisse à avoir créé une collection dédiée aux écrits LGBTQIA+. L’émergence de notre recherche – et le soutien obtenu auprès de la Conférence intercantonale de l’instruction publique et de la culture de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) – ne doit rien au hasard. Les archives des minorités connaissent un regain d’intérêt. Parmi nos sources d’inspiration, Ecrire à l’encre violette. Littératures lesbiennes en France de 1900 à nos jours (Le Cavalier Bleu, 2022) figure en bonne place.
S’il part de constats préoccupants, notre projet s’avère réjouissant. Une joie communicative s’empare de nous chaque fois que nous y travaillons! Cette joie, nous voulons la transmettre, ainsi que nos premiers résultats. C’est pourquoi nous avons élaboré un cycle de rencontres à travers la Suisse romande. Pour l’inaugurer, un atelier participatif, organisé en partenariat avec la Ville de Lausanne3>Sa. 21 juin, 13h30-16h, au Pyxis (Lausanne), dans le cadre du mois d’actions et de visibilité LGBTIQ+. Entrée libre. Ouvert à toute personne intéressée. Info sur le projet de recherche: contact@paulette-editrice.ch est proposé le samedi 21 juin.
Le gênant exemple d’Edmond-Henri Crisinel
Né en 1897, très cultivé et doté d’un tempérament sociable, Edmond-Henri Crisinel devient chroniqueur à La Revue de Lausanne. Il traverse plusieurs épisodes de forte dépression et, en 1930, fait une première tentative de suicide. En 1944, il publie Alectone, un très bref texte poétique en prose qui lui vaut la reconnaissance, avant de se suicider en 1948. Il affirmera n’avoir jamais connu le sexe.
Sa détresse, due à l’impossibilité d’accorder son désir homosexuel et ses principes protestants, est connue de la critique de tout temps. Elle est d’autant plus évidente qu’elle imprègne sa mince production. Dans Alectone, le narrateur est à l’hôpital psychiatrique. Sa mère lui offre des «violettes un peu fanées», couleur codée de l’homosexualité, qui est aussi celle de sa robe de chambre… Dans un autre poème, Quatrain, Crisinel écrit: «Les violettes d’hiver gèlent dans la main de l’insensé.»
Pour évoquer sa gênante condition, les euphémismes vont bon train durant des décennies: «poète maudit», souffrant de sa «différence», jusqu’à faire de son suicide un acte d’autodétermination… A notre connaissance, il faut attendre 2022 pour qu’Eric Bulliard pose sans détours, dans la petite biographie Crisinel, veiller au seuil du néant (Infolio), le mot fatidique: «homosexualité», lisant enfin la crise morale du poète et la chute qui en découle pour ce qu’elles sont vraiment. GC/NG/EM
Notes