La crise de la Comédie de Genève a fait couler beaucoup d’encre; malgré tout, certains éléments de ce dossier sont désespérément omis par les médias et les politiques. Des éléments pourtant décisifs à l’époque du choix de bâtir une nouvelle Comédie. Rappelons-les brièvement!
En 2012-13, nommé par la Ville et le Canton de Genève, j’eus l’honneur de présider le Groupe d’accompagnement de la Nouvelle Comédie (GANC) et de rédiger le rapport à l’attention des autorités qui devait conclure ses travaux. La mission du GANC? Imaginer le cahier des charges de l’institution, son budget de fonctionnement, son modèle de gouvernance ainsi que les voies et moyens permettant aux professionnel·les et à un large public de s’approprier ledit projet. Pour ce faire, je m’appuyai intimement sur les forces réunies au sein de l’Association pour une Nouvelle Comédie (ANC) – une association présidée par l’homme de théâtre Michel Kullmann et constituée de costumières, de technicien·nes, de scénographes, de metteur·es en scène, de comédien·nes, etc., actives et actifs dans les institutions et/ou dans l’indépendance. Nombreuses et nombreux, parmi elleux, sont saisi·es aujourd’hui d’un profond dépit.
Rien de commun dans ce sentiment avec la misogynie et la xénophobie de certaines accusations à l’encontre de la directrice Séverine Chavrier; l’indignité de ces attaques nous fait naturellement honte. Ecartons-les sur-le-champ! La façon dont le budget est alloué, la manière dont le personnel est traité et le territoire considéré sont, en revanche, des aspects plus cuisants. L’argent public – l’argent de la démocratie, en somme – doit brûler les doigts et obliger à la plus scrupuleuse circonspection. Espérons que ces aspects-là soient rapidement examinés et évalués – les artisanes et artisans de la scène qui ont rêvé ce théâtre ne sauraient en particulier pas se résoudre à le voir devenir un lieu de souffrance pour leurs pairs.
A la vérité, notre dépit dépasse le cas particulier de Madame Chavrier et tient à une promesse non tenue. Fruit de la consultation résolue des milieux théâtraux genevois, romand et national, l’objectif de l’ANC, rappelons-le, ne se réduisait pas à la seule érection d’un nouvel écrin. Il visait surtout l’établissement d’un grand théâtre public dans toutes les acceptions du terme: une fabrique devant servir tout le territoire – 1) les artistes indépendant·es par le biais de résidences, de coproductions, d’accueils et d’ateliers de production aussi bien; 2) les artistes en devenir par un lien fort à la Manufacture de Lausanne et 3) les métiers d’arts (costumes, accessoires, etc.) par leur valorisation in situ.
La Comédie portée par l’ANC devait, en outre – insistons-y! –, produire autrement, s’essayer à renouer avec une tradition de l’art théâtral: la création en collectif.
Invité il y a quelques années de cela au Théâtre de l’Usine, le professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre Olivier Neveux s’était amusé à rappeler l’évolution des vues des socio-démocrates français en matière d’économie culturelle. Dans les années 1960, ceux-ci se cabraient: La culture n’est pas une marchandise! Vingt ans plus tard, dans une formule digne des cochons de La Ferme des animaux d’Orwell, les «mêmes» opéraient un premier subtil glissement: La culture n’est pas une marchandise comme les autres. Enfin, aujourd’hui, nombre d’entre eux, offensifs, clament que la culture est une marchandise qui rapporte!
Tel n’était pas l’esprit du cercle des passionné·es qui se sont engagé·es près d’un quart de siècle durant: de fait, l’ANC aspirait à une appropriation sociale large du nouvel outil, rêvait le théâtre comme appendice de la démocratie par son programme, son adresse, son action culturelle mais aussi comme expérience démocratique en soi – par son fonctionnement interne, donc. Déplorant l’excessive personnalisation des directions ou le travestissement tendanciel de la culture en communication, l’ANC a ainsi considéré avec faveur l’hypothèse d’une présence permanente d’artistes d’âges et de profils divers (comédien·nes, dramaturges, scénographes, architectes de la scène, auteur·ices, philosophes, sociologues, étudiant·es de la Manufacture, assistant·es et stagiaires divers), renouvelée suivant un tournus dont le rythme devait être défini pragmatiquement, appelée à constituer un répertoire original, à renforcer la recherche artistique fondamentale, à contribuer à la professionnalisation de la scène romande et à l’élargissement des missions de médiation et de transmission. Par-delà le rayonnement attendu de l’institution, perçait la nécessité d’inscrire cette scène en son territoire et d’irriguer densément celui-ci.
Bien qu’importants, les taux de présence des productions locales, le turn-over des équipes, etc. ne sauraient être les seuls étiages de la crise actuelle. Il importe que la Fondation d’art dramatique, les autorités municipales et cantonales comme la Cour des comptes – saisie désormais par la magistrate en charge de la Culture de la Ville de Genève – évaluent l’expérience actuelle à l’aune de ce «produire autrement», de la promesse brandie au moment où furent actées les conditions matérielles et idéelles réservées à la Comédie des Eaux-Vives.
Celles et ceux qui ont collaboré activement avec les administrations publiques en une foultitude de séances peuvent légitimement être amer·ères face à l’amnésie générale qui a frappé la gouvernance culturelle genevoise. Amer·ères et inquiet·ètes: en effet, repartir dans la direction initialement projetée paraissait plus simple au sortir de l’ancienne Comédie qu’aujourd’hui où tant de décisions contraires ont été entérinées…