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Les deux Berlinguer

Chroniques aventines

Ces dernières semaines – sous le titre La grande ambition – sortait, sur les écrans romands, le film qu’Andrea Segre a consacré au leader historique du Parti communiste italien, Enrico Berlinguer (1922-1984). Une production peu innovante formellement mais qui touche par l’évocation d’une figure politique ayant toujours suscité «un attachement et une empathie exceptionnelles auprès des militants et des électeurs, et même au-delà des frontières partisanes» (Hugues Le Paige in L’Héritage perdu du Parti communiste italien, 2024). Discret et sobre, issu de la bourgeoisie sarde, Berlinguer devait son charisme singulier à son incontestable droiture ainsi qu’à une finesse d’esprit qui «exaltait l’intelligence de ceux qui l’écoutaient» (ibid.).

Chronique centrée sur quelques épisodes significatifs des années 1970, La grande ambition est caractérisée par quatre éléments: 1° Une performance d’acteur (Elio Germano) qui, malgré son indéniable mérite, ne parvient pas totalement à rendre le mélange de douceur, de conviction et la lumière qui émanaient du visage de Berlinguer. 2° Une reconstitution scrupuleuse de l’époque ponctuée d’images d’archives. 3° La restitution d’un Berlinguer domestique sinon intime, s’adonnant à des exercices de gymnastique, buvant du lait et disputé – sur sa gauche! – par ses enfants… 4° Une accélération nette de la narration après l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro – le partenaire de Berlinguer lorsque celui-ci envisageait un «compromis historique» avec la Démocratie chrétienne. Les dernières séquences du film relatent les impressionnantes funérailles du leader communiste (mort debout, en plein meeting) réunissant une foule d’environ deux millions d’âmes.

Si les spécialistes s’accordent à distinguer deux Berlinguer – un premier centriste (au sens de sa situation dans le Parti) et un second plus à gauche – La grande ambition tait pratiquement le second. Un choix discutable…

Berlinguer se voulait l’héritier d’Antonio Gramsci et Palmiro Togliatti, les fondateurs du Parti. Tôt, ceux-ci plaidèrent pour une voie italienne distincte du bolchévisme. Pas de «prise du Palais d’Hiver» en vue, mais une longue et résolue «guerre de position» (Gramsci). Tandis qu’à l’international s’exacerbaient les tensions entre radicaux et sociaux-démocrates – notamment à la suite de l’assassinat de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht –, la lutte antifasciste incitait les Italiens à privilégier l’esprit unitaire plutôt que la stratégie classe contre classe. Au sortir de la résistance, Togliatti construira un parti de masse, ouvert et démocratique – bientôt le plus puissant et original d’Europe occidentale.

Désigné secrétaire général du Parti en 1972, Berlinguer entend donc le gouverner au centre. Sur l’échiquier européen, il défend l’indépendance à l’endroit des deux blocs états-uniens et soviétique. Sur le plan intérieur, sa stratégie sera considérablement influencée par l’écrasement du Chili d’Allende; il ne suffit pas au socialisme, note Berlinguer, de gagner la majorité dans les urnes, il convient en sus d’emporter une adhésion large dans le pays. Cette conviction et sa crainte – au fil des «années de plomb» – de voir la démocratie italienne et sa Constitution avant-gardiste menacées l’incitent à envisager une alliance de classe entre le peuple communiste et le peuple catholique. Ce «compromis historique» se traduira par la garantie par l’abstention, en 1976, du gouvernement démocrate-chrétien dirigé par le retors Giulio Andreotti. Un positionnement peu compris dans les rangs même d’un PCI alors si puissant et, surtout, une orientation dépourvue résultat; le supplice d’Aldo Moro au printemps 1978 finira de la condamner.

L’arrêt du film au moment où le «compromis historique» échoue donne le sentiment que le plus haut fait de Berlinguer tenait à cette tentative singulière, à cette attitude sacrificielle mais responsable pour les uns, vaine pour les autres. Comme beaucoup, Segre semble apprécier les figures tragiques; l’échec paraît serti de vertus morales et esthétiques: on préférera ainsi la brève Commune de Paris et ses cendres aux cuisantes conquêtes de la Révolution russe.

Il est pourtant, on l’a dit, un second Berlinguer – lequel penche à gauche. Proche désormais du résistant et intellectuel «mouvementiste» Pietro Ingrao, Berlinguer se lance dans la création d’un nouveau «bloc historique» retissant les liens distendus avec la classe ouvrière (en raison de la politique de «solidarité nationale») et s’appuyant sur les convulsions de la société civile. Sous les dernières années de sa direction, le PCI entend, de fait, bâtir l’union des «précaires» et des «garantis» et épouser plus nettement les revendications de la jeunesse, les causes pacifiste, féministe et écologiste. Il dénonce le matérialisme vulgaire du capitalisme, l’exploitation du Sud par le Nord et milite pour la moralisation du système politique italien.

Reste que Berlinguer ne se départira jamais de son légalisme ni de son gradualisme. Faut-il y voir une pusillanimité voire une perversion sociale-démocrate ou s’agit-il plutôt d’un évolutionnisme révolutionnaire toujours et encore soucieux de dépasser le capitalisme?

Le moment Berlinguer est porteur d’une leçon sévère: lorsque la transformation sociale radicale est aux portes du pouvoir, le Pouvoir se dépouille de ses oripeaux. Le patronat italien réprima, en effet, durement les syndicats et organisa la fuite de ses capitaux tandis qu’avec le concours de l’OTAN et des services secrets états-uniens, l’extrême-droite ourdissait sabotages et attentats pour déstabiliser la société.

Nommera-t-on alors «démocratique» un communisme ménageant les formes de la légalité bourgeoise ou luttant – jusqu’à la contreviolence – pour l’émancipation plébéienne?

Mathieu Menghini est historien et théoricien de l’action culturelle
(mathieu.menghini@sunrise.ch).

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