La géographie, ça s’apprend sur les bancs de l’école, ça s’éprouve dans les corps, ça se transforme devant soi. La géographie, ça fait peur, ça nous bouleverse, ça nous transperce. La géographie, ça nous porte, ça nous sourit, ça nous nourrit, ça nous réunit. La géographie, ça donne des idées, ça résiste, ça questionne, ça fait penser, ça donne envie de penser.
La géographie fait que nous sommes là et pas ailleurs. La géographie d’ici n’est pourtant rien sans l’ailleurs.
De façon paradoxale, je peux affirmer que Claude Raffestin a été mon unique professeur en géographie bien que je n’aie jamais suivi l’un de ses cours. Arrivé en géographie un peu par hasard, via des chemins de traverse peu fréquentés, j’avais auparavant appris à m’intéresser à ce qui étonne et détonne, à ce qui surprend par son surgissement, à ce qui frappe par son éclat.
Claude Raffestin a été mon unique professeur en géographie, peut-être parce que de tous les géographes que j’ai rencontrés c’est le plus singulier. J’aimais ses coups de génie, ses coups de gueule, ses coups de poing (sur la table). J’aimais sa façon de dire les choses sans jamais gommer le questionnement qu’elles suscitaient en lui.
J’aimais ses leçons, les leçons du géographe et de la géographie. La première: avant tout être là, pleinement présent à toute chose et tout être, attentif aux relations nouées entre eux; le lieu, le territoire, la planète en ligne de mire. La seconde, pas moins importante: être quelqu’un de capable, de volontaire, de curieux, de surpris, d’étonné. Ne jamais cesser de s’étonner.
L’étonnement était consubstantiel à sa façon de penser. Combien de fois Claude Raffestin ne nous a-t-il pas répété que l’étonnement était chose précieuse et nécessaire, que le fait de s’étonner de ce qui n’étonnait pas les autres et de n’être point étonné par ce qui les étonnait permettait à la pensée de se déployer et, par là, de nous projeter à la rencontre du réel.
Ce réel si évidemment géographique, trop souvent les géographes l’esquivent à travers force concepts. Ce ne fut jamais son cas. La géographie vécue, celle qui, aujourd’hui autant qu’hier, est entachée de violence et de souffrance, Claude Raffestin s’y confrontait corps et âme, n’hésitant pas, comme il le disait si bien, «à abandonner les ‘régions’ dont le climat le mettait à l’abri de tout excès qui pourrait être interprété comme une épouvantable maladresse». Claude savait voyager hors des régions tempérées. Il savait se confronter aux éléments.
Cours après cours, échange après échange, il incitait à «penser ailleurs», à penser autrement, surtout à ne pas seulement le proclamer, mais à le faire. Il savait, comme d’autres avant lui, que les outils de la pensée appartiennent à toutes et à tous, et qu’il faut s’en servir.
Claude n’est plus, mais je sais que ses leçons continueront de tracer leur chemin ici ou ailleurs, aussi vivantes et vivaces qu’au premier jour, en cela pareilles à ces azimuts et ces directions plantés quoi qu’il advienne tout autour de nous, et qu’il nous faut parfois suivre sur l’instant, parfois considérer avec une extrême attention.
Les leçons du géographe sont essentielles. Elles nous permettent de mieux savoir où nous sommes, qui nous sommes et avec qui nous sommes. En cela Claude Raffestin n’est plus seulement un nom mais un verbe1> Je m’inspire ici librement de l’hommage rendu à David Graeber par ses étudiantes et ses étudiants en anthropologie, avec qui il aimait tant à converser (voir l’avant-propos à David Graeber, L’anarchie – pour ainsi dire, Diaphanes, 2021). Le propre d’une pensée vivante, que ce soit celle de Graeber, de Raffestin ou de quiconque, c’est qu’elle permet de reprendre «notre conversation» avec elle lorsque nous le souhaitons, lorsque nous en ressentons le besoin. Façon de dire qu’ainsi nous nous engageons à ne jamais laisser mourir son auteur, «à ne jamais le laisser devenir un nom, mais à l’utiliser toujours comme un verbe»., c’est-à-dire une parole à nulle autre pareille. Un verbe «affirme, si j’en crois le Littré, l’existence d’un attribut dans un sujet», autrement dit l’existence chez chacune et chacun de nous d’un trait qui lui est propre et en fait un être singulier. Un attribut, entendez-le bien, qui ne peut manquer de se retrouver également chez votre prochain, et ainsi de suite. Le verbe est donc intrinsèquement géographique.
Ces leçons de vie et de pensée du géographe en appellent assurément d’autres. Merci à lui.
Notes