Quand pourrai-je à nouveau écrire une chronique qui mette le cœur en joie? Tous les jours, de l’Ukraine au Soudan, de l’Amérique à… la petite Helvétie qui avance à tâtons, un bandeau sur les yeux, on s’enfonce encore plus dans la désespérance. Au même instant, d’autres se frottent les mains: le chiffre d’affaires du complexe militaro-industriel mondial approche des 3000 milliards de dollars en une année. Je pourrais m’arrêter là: que dire de plus?…
Je n’arrive pas à m’y faire: la violence est partout. Déjà dans la préhistoire, on se tapait dessus pour s’emparer d’un territoire, voler des ressources alimentaires, emmener des femmes. Chez les animaux aussi c’est la guerre. Parfois les humains s’offrent un safari au Kenya: assister à l’assaut du guépard sur une gazelle, c’est tellement fascinant! On a des guerres anciennes une représentation mythique faite de courage et de glorieux faits d’armes. Sur le champ de bataille, pourtant, les soldats se faisaient piétiner par la cavalerie, trucider à la hallebarde, étriper par l’épée…
Aujourd’hui, tout est différent. Missiles, drones tueurs, bombes à sous-munitions, ogives nucléaires, chars d’assaut téléguidés, ça va du plus dévastateur au plus monstrueux, en passant par le plus vicieux: les objets de protection personnelle piratés qui vous saccage le bras ou le visage sitôt connectés à distance! L’intelligence artificielle s’installe au cœur du dispositif, générant des armes toujours plus sophistiquées et toujours plus autonomes. Elles sont conçues pour épargner la vie des soldats qui les utilisent, mais pas celle des civils. Au contraire. Coupés des réalités de la guerre et de la signification de leurs actes, les combattants, dont la mission se limite à la lecture des données informatiques sur la position de la cible et sur le nombre de civils qui peuvent être abattus pour l’atteindre, tuent sans mauvaise conscience.
L’industrie d’armement est une caverne habitée de fauves affamés de puissance et d’argent. De ses entrailles émergent, à une cadence effrénée, des engins innovants mais parfois foireux, comme les avions américains F35 ou les drones de surveillance israéliens achetés par la Suisse. C’est pourquoi il faut toujours de nouvelles guerres pour tester et améliorer les modèles. A ce jeu, Israël atteint des records dans la vente des armes qu’il produit, grâce à son activisme tous azimuts sur les champs de bataille. C’est aussi l’argument qui fut utilisé au Conseil national en faveur des drones israéliens, en dépit de leurs défauts: «Il n’y a rien de plus efficace qu’un système qui a été testé dans des conditions réelles», a plaidé un conseiller national UDC, sans s’émouvoir du fait que la «réalité» dont il s’agit est celle d’un génocide à Gaza…
L’avenir est chargé de menaces, particulièrement celles que fait augurer l’attitude conquérante des technocrates milliardaires de la Silicon Valley, aux Etats-Unis. Ils aspirent à créer un nouveau complexe militaro-industriel voué au développement d’une nouvelle forme de guerre «patriote», sans que le gouvernement n’ait à s’impliquer dans le conflit.
Dans ce contexte, que devient le «droit de la guerre»? Deux mots qui, à mon sens, s’excluent l’un l’autre: un oxymore. Quand c’est une intelligence artificielle qui décide qui doit mourir, le soldat n’est plus que le bourreau qui manie la guillotine. Comment imaginer qu’il puisse exister un droit de détruire et de tuer sans jugement et sans conscience? Face à la violence démentielle des bombes, la lenteur et l’embarras de la justice pénale internationale est pathétique. Décréter que la guerre est interdite ne serait que pure plaisanterie …
Tous les scénarios actuels de réarmement se déroulent au nom de la sécurité. Or cette agitation suscite davantage d’anxiété que de confiance. La majorité des gens détestent la guerre et le réflexe sécuritaire n’agit sur eux qu’en termes de protection de la paix. L’hystérie militariste actuelle apparaît comme une provocation qui pourrait avoir pour effet de précipiter la guerre. Un récent sondage effectué par Le Temps indique que 67% des sondés jugent inacceptable la hausse prévisible du prix des avions F35 et qu’une majorité d’entre eux souhaiterait même qu’on renonce à cet achat. Par ailleurs, environ un tiers seulement des sondés sont favorables à l’augmentation des dépenses militaires.
Tenir de tels propos alors que des avions et des drones supposés russes se glissent subrepticement dans l’espace aérien européen paraît bien téméraire. J’assume. Je m’en remets aussi aux propos parus récemment dans Le Courrier concernant l’armée ukrainienne: alors qu’en février 2022 il paraissait évident qu’elle ne tiendrait pas l’assaut des forces russes plus de deux jours, si elle est encore valeureuse à son poste aujourd’hui, c’est grâce «à des milliers de volontaires et de réservistes» et à «l’osmose entre les unités de l’armée et la société civile». Ainsi la notion humaine de la sécurité prend le pas sur l’insécurité des armes.