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La médiation est-elle nécessaire?

Chroniques aventines

Dans le cadre de la 4e édition du Forum arts de la scène organisée au Spot de Sion par Culture Valais et l’Association romande technique organisation spectacle (ARTOS), nous avons – avec l’animatrice de théâtre Laura Albornoz et la responsable des actions culturelles du Théâtre du Jura Lydia Besson – été invité·es à répondre à la piquante interpellation qui titre notre propos.

Avançons quelques éléments pouvant justifier l’action des médiateur·rices culturel·les puis, à l’inverse, méditons sur les conditions de possibilité d’un abandon de toute médiation. Posons-nous, pour commencer, la question des origines de la médiation? Osons un vertigineux détour: la terrible colonisation des Amériques a dopé les connaissances du Vieux Continent – sur les plans géographiques, linguistiques, anthropologiques, économiques, techniques, botaniques, entre autres. Elle a contribué à gonfler d’orgueil l’Homme occidental. De même, en libérant l’accès des fidèles au Livre saint, la Réforme protestante a assis cette nouvelle confiance des individus en leurs capacités – notamment herméneutiques. Avec le XVIIIe siècle et les Lumières européennes, la foi dans les pouvoirs de la Raison a rogné, elle, l’empire du Ciel et battu en brèche la soumission ordinaire aux arguments de l’ancienneté et de l’autorité.

L’une des conséquences politiques de cette évolution pluri-forme et multiséculaire fut la déflagration de la Révolution française. Pareille mutation ne pouvait rester sans effet sur le monde de l’Art: de fait, à leur tour, les artistes se rebiffèrent et mirent les modèles esthétiques hérités à l’épreuve. L’artiste devait-il répéter la manière de ses maîtres – se contentant, parfois, de la parfaire à la marge? Non! En cette période romantique, l’artiste se veut génie, créateur d’univers insus: la quête d’originalité devient alors le nouveau moteur de l’Art (remarquons qu’elle caractérise toujours l’art contemporain).

Or, comment s’assurer d’être singulier? Par la transgression des frontières disciplinaires et/ou celles de la morale… D’où une succession échevelée de codes esthétiques cultivant l’écart les uns avec les autres, ringardisant chaque norme à peine installée. Le sociologue Pierre Bourdieu commenta – dans les domaines littéraire et pictural – cette autonomisation des artistes, leur affranchissement de la tutelle des Princes et du clergé. Ils n’évitèrent, cependant, que rarement celle bourgeoise, et quelques fois plus retorse, de la demande solvable.

Le public populaire et son goût n’avaient plus dès lors à être pris en compte dans l’acte de création – d’où le délaissement du pacte de réception voire la rupture du «pont grammatical» entre l’art et le peuple (selon l’expression du musicologue Laurent Guirard). Une césure sans cesse plus accusée depuis le XXe siècle.
Le souci de la démocratisation de la Culture apparaît ainsi dans les suites de 1789, non pas tout d’abord par la sensibilisation du peuple aux évolutions des codes artistiques, mais par la nationalisation du patrimoine; on pensait alors qu’un changement de propriété des œuvres, puis leur décentralisation suffiraient à en assurer l’égale diffusion.

Participant de la démocratisation mais formellement apparue il y a un demi-siècle, la médiation culturelle se définit – dans notre idée – par une attention fine à des obstacles souvent négligés (les sentiments d’indignité et d’inaptitude du peuple face aux beaux-arts et aux belles-lettres), par la documentation et la valorisation des significations qui émanent de ces publics dits «éloignés» de l’Art. Elle n’est pas cet exercice d’admiration imposée aux béotiens et ne devrait surtout pas projeter d’émousser la réception des œuvres les plus déroutantes: troubler nos attentes, nos idées reçues, nos habitudes sensibles comptent parmi les apports les plus précieux de l’Art. Par-là, les œuvres les plus audacieuses contribuent à faire de nous des êtres plus déliés et des citoyen·nes plus tolérant·es.

Certains partisans de la médiation estiment que l’art savant a valeur universelle et que c’est à ce titre qu’il doit fondre sur le peuple; ils ajoutent, parfois, que le travail des publics est solidaire du travail artistique et constitue même la condition de son autonomisation. D’autres considèrent que l’art prévalent exprime avant tout la sensibilité et l’idéologie dominantes et mérite d’être appréhendé mais critiquement pour pouvoir aiguiser les résistances symboliques populaires. Qu’en est-il des critiques de la médiation ?

On ne reprendra pas, ici, les arguments de celles et ceux – pourtant nombreux·ses – qui dénoncent (à la suite de Malraux) une interface faisant écran entre l’artiste et les publics, nuisant à l’appréhension libre, directe, immédiate des œuvres. On réserva ces dernières lignes à souligner que la meilleure des médiations tient peut-être dans la valorisation des cultures négligées, dans la réduction volontariste des inégalités culturelles, mais aussi socio-économiques. En effet, les militant·e·s et syndicalistes œuvrant pour le temps libéré et pour des conditions de travail moins astreignantes pour l’esprit et le corps font peut-être plus pour l’épanouissement de nos potentiels sensibles et intellectuels que les médiateur·ices professionnel·les.
Ne les opposons pas, mais observons tout de même que la démocratisation radicale de la société favoriserait une diversité culturelle qui tient uniquement à l’infinie variation des modalités d’être au monde et non à des rapports sociaux souillés par l’aliénation et l’exploitation.

Mathieu Menghini est historien et théoricien de l’action culturelle (mathieu.menghini@sunrise.ch).

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