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Le renouveau du djihadisme post-Assad

A la chute du régime Assad, alors que la Syrie tente de se reconstruire, de nouveaux groupes extrémistes prospèrent sur les ruines d’un Etat affaibli. Animé par un sectarisme violent, le groupe Saraya Ansar al-Sunna incarne cette menace, nourrie par les failles des structures sécuritaires et judiciaires. Eclairage.
En juin dernier, le groupuscule extrémiste sunnite peu connu Saraya Ansar al-Sunna revendiquait l’attentat suicide contre une église de Damas, attribué à l’EI. KEYSTONE
Syrie

Le 25 juin dernier, un attentat à la bombe a ravagé une église du quartier chrétien de Damas, faisant 25 morts et plus de 60 blessés. Alors que le gouvernement attribuait l’attaque à l’organisation Etat islamique, un groupe jusqu’alors inconnu du grand public en revendique la responsabilité: la Brigade des partisans de la Sunna, Saraya Ansar al-Sunna (SAS) – un mouvement né d’une dissidence de l’ex-rébellion syrienne ayant provoqué la chute du régime Assad, désormais engagé dans une logique d’expansion violente à l’échelle nationale.

Partis sur le terrain au mois de février pour prendre le pouls d’une société syrienne en plein renouveau, nous avons été témoins des premiers, et terribles, balbutiements de ce groupe armé, dans un contexte local marqué par l’insécurité et l’absence de mécanismes judiciaires efficaces. Depuis la chute du régime d’Assad en décembre 2024, des exactions ont déjà visé des civils alaouites, notamment dans le quartier majoritairement alaouite de Zahra, à Homs, souvent en raison de l’association persistante entre la communauté alaouite et le régime d’Assad, lui-même issu de cette communauté. Certaines de ces violences apparaissent aujourd’hui comme les premiers signes d’activité de la Brigade des partisans de la Sunna.

A Zahra, où régnait dès la tombée de la nuit un couvre-feu officieux et oppressant, les habitants faisaient état depuis plusieurs semaines d’enlèvements nocturnes, de perquisitions violentes et d’exactions physiques, perpétrées par des milices parfois non identifiées. En effet, malgré les éléments de langage d’un officier de la Sécurité générale interrogé, affirmant que «des mesures importantes sont prises pour assurer la sécurité de tous les citoyens, peu importe leur appartenance religieuse», les quelque soldats avachis sur de gros sacs de paille empilés à l’entrée du quartier en guise de checkpoint peinent à convaincre.

Le lendemain d’un de ces raids, nous avons rencontré deux familles dont plusieurs membres avaient été enlevés dans la nuit, puis relâchés. Deux des victimes kidnappées présentaient de nombreuses ecchymoses violacées sur tout le corps, corroborant leur récit: une nuit entière d’humiliation, durant laquelle on leur avait ordonné de se mettre à quatre pattes pour les frapper à coups de crosse, en les forçant à imiter les grognements d’un cochon, tout en leur rappelant inlassablement leur statut de «mécréants». Leurs voix, encore éraillées par les hurlements forcés, témoignaient de la brutalité subie.

Interrogées sur l’identité de leurs agresseurs, deux des victimes évoquèrent un nom aperçu dans un pick-up utilisé lors de l’enlèvement: «Ansar al-Sunna». D’après eux, l’enlèvement de plusieurs dizaines d’habitants ne pourrait avoir lieu sans le soutien, ou à tout le moins la complaisance, du nouveau gouvernement. Une perspective qui illustre la méfiance des alaouites à l’égard du nouveau gouvernement.

Début 2025, le mystère autour des Partisans de la Sunna restait total: aucune mention notable sur les moteurs de recherche. Seule la découverte de leur canal Telegram (alors suivi par moins de 50 membres) a permis d’en apprendre davantage. On y lisait un discours explicitement sectaire, appelant à l’élimination des minorités religieuses: «Nous vous chasserons, nous effacerons votre race de la terre bénie. Les Alaouites sont dans notre ligne de mire.» Le groupe y appelait aussi à la délation des journalistes et défenseurs des droits humains, désignés comme ennemis, et réclamait des informations sur d’anciens collaborateurs du régime Assad afin de préparer des attaques ciblées.

Saraya Ansar al-Sunna a été fondé début février, à la suite d’une scission avec Hayat Tahrir al-Cham (HTC), mouvement qui avait joué un rôle central dans la chute de Bachar al-Assad et l’accession au pouvoir d’Ahmad al-Chareh, actuel président par intérim. Le fondateur de SAS, Abou Aïcha al-Chami, reproche à ce dernier, qu’il qualifie d’«apostat», une politique trop pragmatique, notamment vis-à-vis des minorités religieuses, dont il voudrait se débarrasser. Cette rupture illustre l’équilibre instable qu’essaie de maintenir al-Chareh: d’un côté, séduire la communauté internationale pour espérer une levée des sanctions et attirer les investissements étrangers en affichant une politique de protection des minorités; de l’autre, répondre à la pression des anciens partisans ou de l’aile radicale du mouvement, incarnée par SAS, favorable à une ligne dure et ouvertement sectaire.

Abou Aïcha al-Chami critique également l’absence de poursuites concrètes contre les responsables d’exactions commises sous le régime d’Assad. Ce grief s’inscrit dans une frustration plus large face au manque d’avancées en matière de justice transitionnelle. Bien que des tribunaux spéciaux aient été annoncés pour juger les crimes de l’ancien régime, très peu de procédures ont été ouvertes à ce jour. Les associations de victimes dénoncent une opacité persistante, et la majorité des procès promis n’ont pas encore eu lieu. Ce vide judiciaire est aujourd’hui exploité par plusieurs groupes extrémistes en Syrie, qui présentent leurs actions comme une forme de justice alternative. Dans ses communiqués, Abou Aïcha al-Chami affirme ainsi répondre à la «trahison des élites» par une «justice divine», appelant à la lutte contre les apostats et les ennemis de la foi. Les minorités religieuses – alaouites, chiites, chrétiens et druzes – sont directement ciblées par une rhétorique qui n’est pas sans rappeler celle de l’Etat islamique. Certains observateurs soupçonnent d’ailleurs un lien entre les deux groupes; une accusation que SAS rejette, tout en reconnaissant partager de nombreuses affinités idéologiques.

La croissance rapide de ce groupe s’explique plus largement également par les fragilités de l’Etat post-Assad. Affaibli, notamment par les frappes israéliennes sur des installations militaires stratégiques, l’appareil sécuritaire peine à assurer la sécurité dans plusieurs régions du pays. Dans ce contexte, l’essor de groupes radicaux comme SAS pose une menace croissante à la stabilité du pays et à la protection des populations civiles.

Ce que nous avons observé à Homs en février, alors perçu comme une série d’exactions isolées, prend aujourd’hui un relief nouveau. Ces événements préfiguraient l’émergence d’un acteur porteur d’un projet idéologique radical et désormais capable de mener des attentats frappant le cœur de la capitale syrienne. Une sanglante et cependant limpide démonstration des plaies que la nouvelle Syrie et son gouvernement post-révolutionnaire se sont, pour l’heure, montrés incapables de cautériser.

Sami Joutet est titulaire d’un Master en développement international de la London School of Economics et œuvre dans le domaine de la promotion de la paix.

Robin Dubuis est étudiant en droit et diplômé ès Lettres. Ses projets professionnels l’ont amené à acquérir une expérience des terrains difficiles en lien avec l’actualité internationale (Syrie et Ukraine).