Qui possède un compte LinkedIn connaît l’essor démographique des exaltés en IA générative. Dans un post typique, on apprend que «la nouvelle IA GPT4o est complètement dingue. On lui passe le croquis d’un personnage, et pouf, on l’a sous tous les angles et dans plusieurs positions. Ajoutez le générateur de décor, et pouf, on a les scènes précises. Si j’ai le pitch du livre et son titre, je demande une cover, et pouf, je l’ai.»1>Exemple fictif, basé sur une série de posts divers.
On saisit la place du concept d’«et pouf» dans la pensée des adeptes. Pour être juste, j’entends qu’un tournage de film soit éreintant. Qu’une directrice artistique puisse se lasser de porter toutes les décisions d’un projet impliquant des dizaines de collaborateurs. Mais revoir les hiérarchies, déléguer davantage et autrement, m’apparaît plus porteur que de renvoyer tout le monde pour s’asseoir seul avec l’IA, et lui confier les mêmes tâches avec une foi soudain équanime. Si l’IA me fascine, moi aussi, c’est qu’elle nous invite à penser la figure d’un auteur collectif. Mais qui la conçoit en ces termes en l’employant en production?
Mettons un instant de côté le souci évident des postes de travail et le problème très débattu des droits d’auteur sur les œuvres servant à entraîner les IA. La question est plus vaste, car il s’agit au fond de savoir à quoi consacrer le temps que nous accorde la durée d’une vie. En choisissant son métier, personne ne se focalise sur les seuls produits, mais songe au quotidien que ce métier implique. Ceux qui détestent la forêt deviennent rarement bûcherons. Et le travail d’un artiste ne se résume pas plus aux produits de l’art que le travail d’un bûcheron ne se résume aux bûches.
Avant d’être une procédure visant à générer des offrandes pour le Moloch de la grande distribution, l’art est une expérience et une pratique; souvent collective. Même dans un domaine perçu comme aussi solitaire que l’écriture, le plaisir de rencontres – curieuses, inspirantes, voire passionnelles – motive bien plus l’écrivain typique que l’objet livre qui grimpe sa chaîne jusqu’à l’acheteur. Mon éditrice pourrait, oui, me remplacer par une IA qui sonderait le Zeitgeist dans les réseaux sociaux. La machine régurgiterait sans autres un essai sur un sujet brûlant, elle se ferait Cassandre et avocat du diable, pèserait sagement les pour et contre, saupoudrés de passages ironiques. Nous lui ferions dessiner «la couv». Elle e-mailerait des dossiers de presse individuels, si adaptés au style de chaque journal, qu’il suffirait de les imprimer. Elle composerait la bande-son d’une lecture publique en streaming. Elle gérerait une librairie en ligne, virtuose en publicité ciblée. Et pouf, ça s’arracherait comme du Wi-Fi gratuit! En attendant, nous n’aurions plus de prétexte à collaborer entre écrivains, éditeurs, libraires, graphistes, journalistes, traducteurs, musiciens… Et que ferions-nous, dès lors, à part déprimer dans nos coins respectifs à binge-watcher Netflix?
Un paradoxe hante l’injonction à l’indépendance des individus dans nos économies de marché. Le self-made-man – fantasme du reaganisme et héros technofasciste – se libère de gênantes relations aux autres qui lui coûtent cher et le freinent dans son ascension cosmique. Il (rarement «elle») s’entoure de machines qui lui permettent de réaliser, tout seul, ses ambitions puériles. Et pourtant, paradoxalement, il n’a jamais été aussi dépendant. Qu’on tire la prise de sa cave de Batman, qu’on débranche son sapin de Noël de diodes et de circuits intégrés, le voilà incapable de formuler le moindre vœu, de dessiner un simple croquis, ni de déployer un raisonnement élémentaire. Inutile de préciser qu’il ne produit plus rien.
Cela vaut-il vraiment la peine de renoncer à l’expérience relationnelle des métiers de l’art au profit d’un tel état paradoxal de dépendance solipsiste? Qui a envie d’un art éviscéré de l’expérience collective et humainement interdépendante de sa création? Qui veut renoncer à la joie d’avoir extrait, ensemble, une forme du chaos informe, un récit de nos hésitations?
On rétorquera que c’est bien beau, de se soucier des liens, mais qu’il faut veiller à la concurrence. Que le marché de l’art est saturé, qu’il y a «tellement de choses», et qu’il faut en générer plus, beaucoup plus que les autres pour se tailler sa part dans la masse. Que l’IA fait gagner du temps, épargne des ressources et permet de survivre dans un monde où, «de toute façon», tout le monde l’utilise. Sauf que c’est un piège.
En reprenant l’exemple littéraire, une masse considérable des cartons de livres, imposés aux libraires par les diffuseurs de groupes influents, sont déjà maintenant livrés mais jamais ouverts, et passent droit au pilon. Au passage, des hectolitres d’oxydes pour le blanchiment du papier, de solvants et de métaux lourds pour l’encre d’impression, de polymères pour la reliure, de particules fines pour le transport. Songeons-y: des milliers de cartons! Est-ce vraiment nécessaire d’en rajouter à l’aide de l’IA? Un synthétiseur de textes basé sur les moyennes statistiques est-il un outil adéquat pour augmenter la biblio-diversité? Réussir en art, en général, veut-il dire jouer à qui jettera le plus de déchets générés dans la gueule de l’incinérateur?
Pour freiner la tendance en littérature, on s’associe déjà dans une «écologie du livre»2>Le terme «écologie» est à entendre, ici, au sens des Trois écologies de Félix Guattari (1989), nommément de l’environnement, de la subjectivité humaine et des relations sociales.. Le temps est sans doute venu d’étendre le mouvement à une écologie de l’art entier, qui établirait les règles de jeu d’un secteur capable de «produire» moins et mieux. Un secteur de l’art capable de créer. Un secteur centré, surtout, sur l’essence de tout métier, qui tient dans les relations et dans l’expérience que le travail structure, et qu’il permet de vivre.
Notes