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Demain, le festival d’automates?

Les festivals littéraires font partie des rares lieux ouverts à des débats «qui interrogent notre vie commune et nos subjectivités», selon André Ourednik. Au menu des récents rendez-vous bruxellois et parisien, il a notamment été question de l’intelligence artificielle et des craintes qu’elle inspire aux milieux du livre. Ayant pris part aux discussions, le chercheur et écrivain romand a proposé de taxer les IA génératives.
Culture

Il m’aura fallu des années pour comprendre l’intérêt des foires littéraires; c’est-à-dire saisir cet intérêt au-delà d’une vision étriquée d’auteur en promotion, et sentir enfin l’exploit sociétal général et profond qui progresse derrière les banderoles et les façades.
Par façades, j’entends celles des arrangements de bouquins sur les étals et la mélancolie des invendus, celles de la drague machinale, des bises à la chaîne, de l’insistance des regards complices, celles de la camaraderie instinctive, animale, automatique du milieu, des éditrices inquiètes de l’inertie de chalands hébétés par le brouhaha de la foule, celles de l’odeur des flûtes au beurre et du petit blanc frais, celle de l’impatience des journalistes, du fétichisme des dédicaces, de l’épuisement des libraires, du narcissisme d’auteurs venus s’écouter parler d’eux-mêmes et étaler l’intimité d’une pratique professionnelle tout compte fait ni plus ni moins fascinante que celle d’une employée de la voirie ou d’un gardien de piscine.

Il y a tout cela bien sûr, mais je conclus malgré tout que le festival littéraire en vaut la peine. Car ce qui m’est apparu enfin avec clarté, après l’enchaînement intense de la Foire du livre de Bruxelles et du Festival du livre de Paris de cette année 2024, c’est le rôle sociétal unique de ces dispositifs. Il existe peu d’autres lieux, en effet, où se sent invitée toute personne indépendamment de son niveau de formation, pour assister à des débats qui interrogent notre vie commune et nos subjectivités. Les tables rondes organisées aux foires littéraires ne sont ni des cours ex cathedra d’institutions sélectives, ni des émissions de variétés qui tiendraient les spectateurs à distance d’écran et de l’optique des caméras. Ces festivals ne sont pas non plus des lieux de culte, où l’on s’obstinerait à interpréter tous les détails du monde par le prisme de la foi, pour les absorber dans l’ennuyeux faisceau d’une eschatologie convenue et de sa nostalgie des valeurs perdues.

On y trouve, comme ailleurs, bien sûr, des polémistes haineux et des développeurs personnels de tout bord; mais ceux-là ne m’intéressent pas. Ce qui importe est au contraire l’extrême hétérogénéité d’une rencontre improbable de personnes curieuses, prêtes à écouter des points de vue qui divergent et d’étendre le champ de leurs questions. Ce qui importe, c’est la volonté des essayistes et des auteures littéraires de se rendre compréhensibles devant ce public hétéroclite, avec une intention sans doute commerciale, mais jamais seulement, car l’auteur souhaite ardemment et d’abord se livrer et se délivrer soi-même de l’enchevêtrement de ses propres idées. D’où le désir de voir l’auditeur repartir avec une concrétion de ces idées: le livre; objet de consommation, certes, mais de consommation somme toute innocente en comparaison de n’importe quelle autre. Le livre est un souvenir du débat; un ancrage dans la durée de propos qui ont animé les pensées de l’auditeur sur le moment et qu’il voudra ressasser, repenser, retrouver leur rythme et leur flux. Le livre est un objet simple et puissant qui permet à l’individu humain de plonger, n’importe où, dans cette fascinante intériorité méditative, portée par les mots imprimés d’autrui, que l’on appelle «la lecture».

Les débats où l’on m’invitait cette année tournaient autour de l’intelligence artificielle, dont les acteurs du livre s’inquiètent à raison. Les principaux propriétaires de serveurs informatiques utilisent désormais la puissance de calcul en leur possession pour engloutir les créations humaines du monde entier, pour les donner en pâture aux algorithmes d’apprentissage de leurs machines à écrire autonomes. Alors que nous débattions sur scène à Bruxelles, me revint l’usage suisse de prélever des «taxes de copies» auprès d’écoles et d’organisations qui utilisent leurs propres imprimantes et photocopieuses. (De tels engins servent en effet à produire de copies d’œuvres et représentent un manque à gagner en droits d’auteurs, auquel pallie l’association suisse Pro Litteris, chargée du prélèvement et de la redistribution des dites taxes.) Je propose qu’un mécanisme similaire soit mis en place à l’échelle internationale: la moitié, au moins, des revenus obtenus par OpenAI, Google, StabilityAI, etc., par le truchement des plateformes d’IA générative, doit être versée aux collectivités publiques et réinjectées dans la culture.

Ces IA ne génèrent en effet du contenu qu’en recombinant des écrits de personnes en chair et en os qui vivent – au chaud et au sec, si possible – et qui se nourrissent de temps en temps. Il est irréaliste de retrouver les auteures individuelles précises dont la machine s’est servie à leur insu; il est en revanche parfaitement possible de prélever des taxes générales pour renflouer les maigres finances du monde culturel et de contribuer à pallier sa précarité.

Ma proposition n’a rien de nouveau, mais il ne s’agit pas de faire dans l’originalité lorsqu’il faut infléchir, enfin, le processus de paupérisation des créatrices et créateurs de l’immatériel d’Europe et d’ailleurs, entamé avec la monétisation du moteur de recherche Google, et accéléré avec l’essor des «médias sociaux». La machine et l’IA nous passionnent, nous interrogent, nous inspirent, mais, en aucun cas, nous ne deviendrons des transistors au service de l’enrichissement des «nerds féroces», comme les nomme Nathalie Azoulai dans son nouveau livre Python.

A l’issue de notre débat au Grand Palais Ephémère, une lectrice est venue me parler au stand de signatures (un autre lieu fascinant, où l’on négocie la tension principielle entre un point de vente et un confessionnal). Elle m’a confié avoir suivi une formation en lettres, et travailler désormais comme écrivaine-entraîneuse d’une IA conversationnelle (du type de ChatGPT) pour le compte d’une boîte française qu’elle n’a pas nommée. Etait-ce bien ou mal? Nous hésitions.

– Au moins, ai-je dit, vous êtes rémunérée. Si votre boîte ne se contente pas de voler des conversations dans les livres, c’est déjà ça de gagné. Et autant qu’une personne lettrée et formée aux humanités enseigne à ces engins, plutôt qu’une communicatrice d’entreprise immobilière, ou bien un blogueur survivaliste (qui arrondit déjà ses fins de mois sur la plateforme Mechanic Turc de Jeff Bezos).
Nous avons ri. Peut-être le regretterons-nous un jour.

«Allons-nous dompter l’intelligence artificielle?», «L’intelligence artificielle: un ordre nouveau?», tels étaient les titres des débats auxquels j’ai participé. A vrai dire, je ne sais pas s’il y a quoi que ce soit à dompter dans les IA. Je crois que nous demeurons très responsables – inconfortablement responsables – du devenir de ce monde et que même nos machines futures ne nous fourniront que de nouvelles excuses pour les méfaits de notre immaturité. En attendant, je peine à imaginer des foires littéraires d’automates. Car rien ne saurait nous remplacer dans les échanges que nous menons, ensemble, dans la coprésence physique de ces évènements. Rien, en somme, ne peut cohabiter le monde à notre place.

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