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Le Courrier L'essentiel, autrement

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Pour une insurrection de l’imaginaire

Chroniques aventines

La thématisation de la diversité en Europe date de la fin des années 2000. D’aucuns parlent même aujourd’hui d’un tournant diversitariste – la diversité s’élevant au rang de concept. Un concept, à la vérité, non stabilisé, évoluant dans la tension entre lutte contre les inégalités et reconnaissance des différences. Le plus clair du temps, on désigne toutefois par-là la promotion d’individus à raison de leur appartenance à des groupes discriminés, sous-représentés dans les élites – que celles-ci soient économiques, politiques, médiatiques ou culturelles. Une intention louable dont l’effectuation pose, cependant, bien des questions. Enumérons-en quelques-unes.

1° Quels critères considérera-t-on? La couleur de peau et l’origine nationale? la culture? l’éventuelle religion? la classe sociale? le quartier de résidence? le sexe et l’orientation sexuelle? l’âge? l’apparence physique? l’éventuelle situation de handicap? etc. Convient-il de prendre tous ces critères en compte? de prendre en compte leur combinaison, leur éventuelle intersection? et selon quelle pondération? Condescendra-t-on, par ailleurs, à établir des statistiques ethniques, relatives à l’orientation sexuelle, religieuse, etc. pour évaluer les progrès de la diversité? Autant de questions sensibles qui peuvent inciter maints politiques à l’inaction…

2° Deuxième inquiétude: n’a-t-on pas le plus souvent affaire à une logique symbolique de casting, à de la communication (ce que les anglophones appellent tokénisme)? Le terme de diversité n’effraie pas fondamentalement le monde de l’entreprise et la droite de l’échiquier politique: la notion étant floue, elle permet une adhésion à géométrie variable et – se présentant ordinairement sous forme de charte ou de label (on parle de soft law) – elle ne revêt pas l’aspect contraignant de la loi. La promotion de la diversité donne ainsi l’illusion de prendre un problème social et politique à bras-le-corps, mais elle est dépolitisante, gomme les rapports de pouvoir entre groupes majoritaires et minoritaires et masque, donc, la reproduction structurelle des inégalités. Pour le littérateur étasunien Walter Ben Michaels, il ne s’agit pas d’instaurer l’égalité, mais de gérer les inégalités. Nombre d’auteur·ices observent ce glissement idéologique menant d’une approche structurelle attentive à lutter contre les discriminations systémiques, attentive à l’accomplissement du principe d’égalité inconditionnée vers une approche par l’individu et le mérite.

3° Troisièmement, la promotion diversitaire humilierait parfois les personnes mêmes qu’elle entend servir. De fait, chacun·e ne souhaite pas toujours être reconnu·e pour une différence pointée de l’extérieur, pour une identité singulière assignée. En outre, comme le soulignent les féministes matérialistes (Colette Guillaumin, Danièle Kergoat, etc.) et les théoriciennes et militantes du Black feminism (Angela Davis), les politiques de la diversité sont souvent aveugles à l’hétérogénéité intragroupe.

Arrivés en ce point, relisons la prévention du psychiatre et révolutionnaire Frantz Fanon: «Je suis un Homme, et c’est tout le passé du monde que j’ai à reprendre. (…) Chaque fois qu’un Homme a fait triompher la dignité de l’esprit, chaque fois qu’un Homme a dit non à une tentative d’asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte. (…) Ce n’est pas le monde noir qui me dicte ma conduite. Ma peau noire n’est pas dépositaire de valeurs spécifiques» (Peau noire, masques blancs).
A leur corps défendant, les introducteurs du concept de racialisation auraient contribué à essentialiser des groupes qui n’ont généralement d’autre existence que celle que leur prêtent les bâtisseurs de catégories. Gare à ne pas réifier la culture, à ne pas la naturaliser! Certaines dichotomies figent les individus mêmes qu’il s’agit de «représenter», de «libérer» et finissent, dans les faits, par asseoir les hiérarchies sociales.
Plus fondamentalement, le thème diversitaire interroge la manière dont on entend faire société. Entend-on viser l’unité par-delà les différences – suivant le modèle républicain? (pour mémoire, si les individus sont ontologiquement uniques, la République soutient qu’ils sont à considérer comme politiquement égaux). Faut-il, selon une seconde opinion – libérale (au sens politique), voire multiculturelle –, prêcher plutôt l’unité dans la diversité ?
Ces deux visions ne recouvrent-elles pas des apories symétriques? L’idéal républicain autorise-t-il l’épanouissement de l’autonomie individuelle? Bâtie sur l’individu, la démocratie libérale peut-elle assurer une harmonie sociale un tant soit peu substantielle?
En ces temps où le racisme et la xénophobie s’affichent éhontément, il semble bien qu’il faille prioritairement «tenir bon sur le Même» (Alain Badiou), déconstruire «l’habitude à la différence» (Norbert Elias) et réaffirmer l’unité de l’espèce humaine. Réaffirmer que les êtres humains ont tous vocation à la liberté, que l’Autre est un alter ego et, partant, doit être appréhendé en sujet.
Et si, plutôt que d’institutionnaliser des différences, on diversifiait l’imaginaire commun? Léopold Sédar Senghor prônait un dialogue interculturel, l’idéal de la réciprocité; Aimé Césaire vantait une conception de l’universel qui soit approfondissement et coexistence de tous les particuliers; Edouard Glissant, lui, nommait pensée du tremblement l’appel à une forme d’insurrection de l’imaginaire. L’intuition des poètes ne serait-elle pas la plus propice des inspirations?

Mathieu Menghini est historien et théoricien de l’action culturelle (mathieu.menghini@sunrise.ch).

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