La mobilisation de 2019 avait créé l’espoir de changements profonds. Ils se font attendre et d’une année à l’autre, la Grève féministe réaffirme sa présence, tandis que certaines avancées sont engrangées, et que croît par ailleurs le backlash, retour de bâton conservateur. L’occasion de faire le point sur un mouvement qui a mis des dizaines de milliers de personnes dans la rue, année après année, inventé une structure décentralisée dans les cantons, revitalisé l’engagement militant et imposé l’évidence d’un féminisme intersectionnel.
En 2019, un manifeste avait été rédigé par les initiantes du mouvement. Il demeure, hélas, d’actualité, déplorent les militantes interrogées. «Le nombre de féminicides cette année dépasse l’entendement. Les femmes ont perdu sur l’AVS, les sanctions restent inexistantes lorsque la Loi sur l’égalité n’est pas appliquée; et les partis d’extrême droite montent en puissance», énumère Françoise Nyffeler, membre du collectif genevois.
Dans ce combat, les respirations sont nécessaires. Et la Grève genevoise ouvre sa 7e édition sur un retour aux sources: le 14 juin débute par un grand pique-nique: «L’idée est de permettre des espaces d’échanges et d’interactions, si fructueux. C’est un double rappel: en 2019, des pique-niques décentralisés avaient permis aux femmes de se rencontrer dans les quartiers. En 1991, elles s’étaient arrêtées de travailler pour rendre visible leur labeur.»
«Les femmes musulmanes subissent une double oppression, du fait de leur visibilité dans l’espace public et de la normalisation des discours politiques racistes» Inès El-Shikh
Au fil de l’année, le calendrier des militantes est dense: aux traditionnels 8 mars, 14 juin et 25 novembre1> Respectivement Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, Grève féministe suisse et Journée internationale pour l’élimination des violences sexistes et sexuelles. s’ajoute par exemple le soutien apporté aux femmes victimes de violences domestiques. Militante genevoise d’origine péruvienne, Charito Ugarte Wuillemin a l’émotion encore vive en relatant l’action menée il y a quelques jours devant le Palais de justice genevois. Le prévenu2> L’homme a été disculpé mercredi par le Tribunal correctionnel, au motif d’un manque de preuves, accusé de viol sur sa belle-fille mineure, a été accueilli par des femmes munies d’une banderole, aux cris de «violeur on te voit, victime on te croit». «La honte, ce jour-là, a changé de camp», raconte Charito, pour qui il importe de rééquilibrer le rapport de forces. Et de soutenir les victimes dans un moment difficile, où la solitude s’ajoute à la barrière de la langue et à la précarité. «Carla*3> * Prénom d’emprunt. (la mère, Equatorienne, ndlr) nous a avoué qu’elle ne savait pas si elle y serait arrivée toute seule.»
Le soutien moral, mais aussi juridique, logistique et financier, font partie de ces tâches moins visibles auxquelles se consacrent des militantes de la Grève. Sororité en action, quand il faut organiser dans l’urgence, tard le soir, un piquet devant le poste de police où est détenue une femme, sans papiers, venue dénoncer son ex qui la harcelait. Ou pour orienter une femme au statut précaire, par exemple vers les services sociaux adaptés (lire ci-contre). «C’est très concret, au-delà des slogans et postures parfois propres à la militance», commente Charito Ugarte Wuillemin. Cette solidarité, dit-elle, fait aussi office de formation féministe accélérée pour des personnes qui y étaient jusque-là complètement étrangères et subissaient en silence le patriarcat. «On sème des graines et c’est magique.»
Des graines semées dès 2019 dans le quotidien de celle qui, jusque là, militait dans des cadres de gauche plus traditionnels. «La vague violette, se souvient Charito, m’a non seulement fait réaliser ma place en tant que femme, mais aussi l’immense potentiel féministe dans les luttes internationales.»
Intersectionnelle encore, lorsqu’elle met son énergie dans une lutte féministe contre l’écocide, la défense de la Terre comme «corps-territoire». Ces jours-ci au sein d’une coalition d’ONG opposées à l’activité en Amérique latine de Glencore, multinationale d’extraction et de négoce basée à Zoug. Avec un sens aigu de sa responsabilité: «En tant que femme migrante de la diaspora, disposant d’un statut légal, je me dois d’utiliser ce privilège», affirme Charito Ugarte Wuillemin.
Radical et collectif
Le mouvement de la Grève féministe peut régulièrement compter sur des forces vives. Lena D. est l’une d’elles. Elle apprécie autant les revendications claires du collectif que le mode de gouvernance collectif: l’organisation est l’affaire d’un secrétariat, les décisions, elles, se prennent horizontalement, durant les plénières. Pour cette médecin, la lutte féministe sert aussi la protection des enfants. «La Grève est le seul endroit dans lequel je me suis reconnue. On ne peut pas se battre pour le droit des femmes et des personnes LGBTIQ+ et contre le patriarcat sans lutter contre le capitalisme, le racisme et la colonisation: il s’agit d’un même continuum.»
Les Foulards Violets aussi illustrent l’ADN intersectionnel de la Grève. Le collectif réunit des femmes musulmanes ou non, portant le foulard ou solidaires avec celles qui veulent le porter. «L’islamophobie est une discrimination très genrée, explique Inès El-Shikh, co-fondatrice des Foulards Violets. Les femmes musulmanes subissent une double oppression, du fait de leur visibilité dans l’espace public et de la normalisation des discours politiques racistes.» Triple oppression, si l’on y ajoute le féminisme, revendication qui leur était refusée jusqu’à la grande communion unitaire du 14 juin 2019. «Pour beaucoup de femmes musulmanes, dire sa colère et faire valoir ses droits dans l’espace public – un espace pour l’occasion sécurisé – a été libérateur, raconte Inès El-Shikh. Une amie m’a confié avoir eu littéralement l’impression de quitter son corps.»
«Bizarrerie pour les médias», selon la militante, les Foulards Violets ont dû apprivoiser ce nouveau pouvoir d’agir. Avec une certitude: membre à part entière de la polyphonie féministe, le collectif s’emploie à «construire l’égalité civique», sans référence obligée à la foi ou à l’interprétation des textes coraniques. «Nous nous reconnaissons une filiation avec les féministes noires, avec Black Lives Matter, #MeToo. Sur un socle commun, la lutte contre le patriarcat.» Samedi, à Genève, les Foulards Violets constitueront un «bloc décolonial» aux côtés des collectifs BDS, Echoes of Freedom et Dolce Hagra.
Riposte féministe
La dimension intersectionnelle et décoloniale compte beaucoup pour Lena D: «Il n’est plus possible de les ignorer, le génocide en cours à Gaza le montre assez. Nous vivons une période grave, où la présence – je ne parle plus de ‘montée’ – de l’extrême droite menace des droits acquis de haute lutte, pour les femmes comme pour les personnes LGBTIQ+.»
«Le mouvement a ‘autorisé’ l’usage de termes qu’on n’utilisait qu’avec des pincettes» Chloé Veuthey
Cette année, la médecin a rejoint le groupe de travail pour la sécurité: «La sécurisation sera plus conséquente, notamment face aux messages anti-trans, ou fémonationalistes qui, sous couvert de féminisme, font entendre un discours xénophobe.» Françoise Nyffeler, qui est de toutes les manifestations, confirme: «Les fronts se durcissent, et les discours masculinistes et d’extrême droite décomplexés favorisent une certaine agressivité. Il n’y a pas que la Grève pour le constater.»
Cap sur le care en 2027
Depuis 2019, les collectifs se sont autonomisés et agissent selon les priorités locales et politiques. A Fribourg, la volonté de renforcer encore le tissu militant marque ce 14 juin, explique Marion Savoy, engagée dans le collectif fribourgeois depuis plusieurs années: «Nous voulons un féminisme intersectionnel: échangeons nos expériences pour être plus fortes ensemble!» En 2019, la mobilisation avait été importante à Fribourg, malgré des restrictions importantes au droit de manifester: «Elle avait créé un souffle d’espoir. Bien que, ou parce que les choses ne vont pas mieux, nous restons mobilisées. Aujourd’hui, le mouvement est connu, attendu, et il suscite de l’engouement, notamment auprès de jeunes femmes qui nous rejoignent.»
Avec le recul, observe Chloé Veuthey, co-initiatrice de la Grève de 2019 en Valais, ce mouvement a ‘autorisé’ l’usage de termes qu’on n’utilisait qu’avec des pincettes, tels «féminisme», «consentement» ou «langage inclusif». Dans un premier temps, le collectif avait été snobé par les médias, «avant que nous ne soyons finalement considérées comme des interlocutrices.» Mettre 12’000 personnes dans la rue à Sion a fait taire les moqueries. Le traitement médiatique des questions de genre s’est aussi nettement amélioré.
La première édition du mouvement avait eu lieu sous le signe de la grève. Les Assises nationales, cette année, ont décidé de la reconduire en 2027. La grève portera sur la question du care. «Cette thématique rassemble beaucoup, observe Marion Savoy, qui a participé à l’organisation des Assises; elle concerne beaucoup de femmes, notamment racisées, pas forcément militantes.»
Ces rassemblements nationaux, loin d’être des «machins», fonctionnent comme d’authentiques ressources, d’autant que les militantes sont des bénévoles qui s’engagent sur leur temps de vie. «Je constate cette dynamique depuis 2019, salue Marion Savoy. Quand un collectif s’essouffle, d’autres apportent un secours. Les nouveaux collectifs émergents sont aussi heureux de bénéficier de l’expérience des plus anciens – inutile de réinventer sans cesse la roue.»
Notes