Samedi, des dizaines de milliers de personnes ont pris la rue en Suisse à l’appel de la Grève féministe et des syndicats pour dire leur colère contre les féminicides, les inégalités salariales, les retours de bâton sur les acquis sociaux. Une pancarte pointe: «Les femmes ne sont pas faibles, leurs droits le sont.»
A chaque manifestation féministe, partout, on défile avec sa pancarte, on commente celles des autres. Elles donnent le pouls des préoccupations et des sensibilités. Les slogans claquent, l’humour est au rendez-vous parfois, la colère souvent. A Genève, un atelier de création de pancartes avait lieu en amont du défilé, à l’occasion d’un pique-nique géant – hommage aux grèves de 1991, la première, qui a ancré la date du 14 juin dans le calendrier féministe suisse, et celle de 2019, qui a relancé le mouvement. Arrêt sur images, avant que la marche ne débute.
A même le sol, avec les moyens du bord, les militantes affûtent leurs arguments et testent leurs slogans. «Je suis tellement en colère que j’ai fait une pancarte» pose la démarche. Mais la rage n’est pas le seul moteur. Pour Raffaella, enseignante, c’est aussi une façon de prendre sa place dans une manifestation, au-delà de la simple présence physique – «J’étais là, et j’avais quelque chose à dire.»
Cet outil permet aussi de communiquer avec les spectateurs et spectatrices qui voient passer la grève, parfois enthousiastes, parfois interloqué·es ou sceptiques. «Cela explicite les enjeux, souligne Raffaela, l’échange créé évite la caricature ‘Moi à la grève, vous au shopping’.» Mathilde abonde, décidée à créer la première pancarte de sa vie de militante: «J’ai toujours aimé défiler, et je voudrais franchir un pas de plus. J’aime le côté subversif de cet outil. Son côté bricolé dit l’humain.» Occupée à repasser les lettres en violet, Katarina, enseignante à l’université, soupire de contentement: «Le 14 juin, c’est mon deuxième anniversaire! Celui où je fête mon existence avec mes compagnes et compagnons de lutte.»
A côté de l’atelier pancarte, il y a vente de t-shirt: l’un d’eux, produit par le Parti socialiste, rend hommage sans la nommer à la féministe et syndicaliste Christiane Brunner, disparue le 18 avril dernier. Plus loin, un groupe de jeunes femmes customise joues et lèvres aux couleurs de la Grève. Elles sont là pour prendre leur place dans la rue, «celle qu’on n’a jamais eue, qu’il s’agisse de sécurité ou de représentativité en politique».
Soutien aux insurrections
A l’entrée du parc des Cropettes, syndicalistes et membres du collectif de la Grève genevoise font signer le référendum contre des ouvertures dominicales supplémentaires à Genève, qui péjorerait la situation des vendeuses. Des familles, des groupes de copines, des personnes de tous âges, des militantes ou pas affluent peu à peu. Le parc vire violet. Le cortège est prêt à démarrer, après l’appel des organisatrices.
Au cœur de cette édition 2025, la nécessité de résistance collective: contre les inégalités persistantes, contre les retours de bâtons conservateurs, contre la montée du masculinisme, contre les menaces que font peser sur les droits acquis les extrêmes droites. La mobilisation se veut intersectionnelle, anti-haine, décoloniale.
Le discours, traduit en langue des signes, se fait internationaliste: soutien aux femmes afghanes qui subissent un «apartheid de genre» et à l’insurrection des femmes iraniennes, alerte contre les dangers encourus par les femmes étasuniennes et argentines. «Nous serons toujours au côté des peuples opprimés, jamais du côté des oppresseurs», lance le collectif genevois. Il appelle aussi à la vigilance, au cours du défilé, contre tout propos de haine, anti-trans ou anti-étranger notamment.
Hommage aux victimes de féminicides
La marche démarre, énergique malgré la chaleur, dense. Entre 10’000 et 15’000 participant·es selon les moments, indique la Grève féministe – 3500 personnes selon la police. Plusieurs blocs articulent le cortège, qui défile sous un soleil mordant. Les drapeaux palestiniens sont nombreux, les slogans de soutien à la population de Gaza puissants et très suivis. Dans la foule, on aperçoit la conseillère d’Etat Carole-Anne Kast et le maire de Genève, Alfonso Gomez, venu·es apporter leur soutien. Sur le pont du Mont-Blanc, la foule s’assied en hommage aux 14 victimes de féminicides de 2025.
Soutenues par les chorales et les percussions militantes, les dénonciations s’égrènent, brandies sur carton. Contre les violences de genre, avec cette pancarte glaçante: «Dans 11 féminicides, c’est Noël.» Contre les agressions sexuelles: «Elle n’est pas habillée comme une pute, tu penses comme un violeur.» Ou: «Ta main sur mon cul, le code pénal dans ta gueule» qui salue implicitement l’entrée de la notion de consentement explicite dans l’article de loi condamnant le viol. Les appels à salaire égal côtoient les revendications au plaisir, et à l’autodétermination. «Sœurcières» évoque les persécutions de l’histoire. Une thématique, en revanche, brille par sa discrétion cette année: peu de pancartes évoquent la question de l’environnement et du respect du vivant.
17h. Le cortège achève sa course au Parc des Bastions, où sont dressés plus de 70 stands d’associations genevoises engagées pour l’égalité de genre. Comme en 2019, les Bastions de l’égalité y exposaient samedi la palette des initiatives menées à Genève pour faire cesser les discriminations. Une diversité remarquable qui montre en creux l’ampleur des besoins.
Des manifestations très suivies en Suisse
Inégalités et participation: les chiffres font les mobilisations.
«On ne veut pas un merci, on veut un salaire égal.» Ce 14 juin, très suivi, a résonné de préoccupations salariales. L’Union syndicale suisse (USS) rappelait le 12 juin que les femmes gagnent en moyenne 1364 francs de moins par mois que les hommes. Et que les professions comptant une importante proportion de femmes continuent d’être moins bien payées. Plus de la moitié des entreprises suisses ne respectent pas l’obligation légale de procéder à des analyses de l’égalité salariale. Ces politiques ayant échoué, il faut maintenant des contrôles obligatoires et des amendes pour les entreprises refusant de vérifier leurs salaires ou pour celles pratiquant la discrimination, revendiquent les syndicats. «Nous ne sommes pas satisfaits de l’annonce du Conseil fédéral consistant à attendre fin 2027 pour achever l’analyse de la loi sur l’égalité. Nous allons demander davantage de mesures immédiates», a déclaré Cyrielle Huguenot, secrétaire centrale de l’USS.
Face à ces sujets rengaines, la fatigue s’exprime. A Zurich, la pancarte d’une manifestante clamait «Je préférerais être à la piscine». Une référence évidente à la chaleur cuisante qui a régné sur les cortèges de Suisse, mais aussi à la fatigue de devoir encore et toujours descendre dans la rue pour n’obtenir que la simple égalité.
A Lausanne, où il n’y a pas eu de cortège, un grand rassemblement a réuni quelque 20 000 personnes, annoncent les organisatrices. Comme l’indique le Collectif de la Grève féministe Vaud, «nous nous organisons aujourd’hui, comme en 2019 et depuis, parce que l’oppression cis-hétéro-patriarcale, les violences qu’elle engendre et l’exploitation capitaliste continuent de contraindre nos corps et nos existences». A Fribourg, le collectif de la Grève féministe estime que la manifestation a réuni 3000 femmes, personnes trans et non-binaires et des hommes solidaires.
A Berne, la mobilisation répondait à l’appel «United in Resistance – Unis dans la résistance». Le collectif de la grève féministe de Berne y a réuni plus de 10 000 personnes selon un journaliste de Keystone-ATS présent, 35 000 selon les organisatrices. Une minute de silence a été observée en mémoire de toutes les femmes et personnes queer victimes de violence patriarcale et sexualisée dans le monde entier. Les organisatrices ont en outre exigé l’introduction légale d’un troisième sexe ainsi que le droit à la naturalisation après cinq ans pour toutes les migrantes, tous les migrants et toutes les personnes ayant fui leur pays. DHN/ATS