Skip to content

Le Courrier L'essentiel, autrement

Je m'abonne

«Un grand sentiment tout autre»

Chroniques aventines

Ce printemps se tenait la troisième édition du Festival Flamenco Nomada de Genève. Un événement culturel de plus? Sans doute, mais peut-être s’agit-il d’autre chose encore… Comme y insistait l’écrivain madrilène Tomás Borrás (1891-1976), plus qu’une culture, le flamenco est une forme de philosophie, «une autre vision du monde, un grand sentiment tout autre». Un «grand sentiment» dont je voudrais, ici, souligner trois aspects.

Premier aspect: le flamenco incarne une forme de pied-de-nez face à l’uniformisation culturelle dont la globalisation néolibérale est porteuse. Il représente, en effet, une tout autre internationalisation, un métissage subtil, souterrain, clandestin parfois. Il croise – nous apprennent les exégètes – des influences arabes en provenance de Bagdad ou de l’Iran du VIIe siècle de notre ère, des influences indiennes septentrionales, râjasthânies, trimballées par les Gitans dans leurs pérégrinations et, bien entendu, des influences andalouses. Musiciens ambulants, les Gitans ont la réputation d’interpréter les mélodies locales les plus prisées par leurs clients payos et de s’approprier les instruments de chaque région traversée: par exemple, la flûte de pan en Roumanie, la harpe en France, le tambour et la guitare en Espagne.

Le flamenco serait ainsi le produit d’une fabuleuse capacité d’innutrition – pour reprendre le terme du renaissant Du Bellay décrivant son processus d’assimilation des poètes antiques. A toute musique nouvelle – qu’il s’agisse des chants du labeur andalous, du jazz, du rock ou encore du rap – les Gitans ajoutent leur propre modalité interprétative, leur propre timbre. En somme, le flamenco illustre – de vivante et originale façon – ce dialogue interculturel prôné par les poètes et militants du courant de la négritude, ce grand banquet du donner et du recevoir dont rêvait Senghor. Le banquet de la réciprocité.

Mais le flamenco des origines incarne aussi, d’après nous, une deuxième manière d’être à la vie. A notre monde atomisé qui tend à chosifier les êtres humains et leurs relations, à ce monde de la division du travail et de la spécialisation professionnelle qui réserve à nombre d’entre nous un cercle exclusif d’activités, qui opère – tôt dans la vie des individus – un départ entre celles et ceux qui peuvent jouer et jouir des mots, des sons et des images et celles et ceux qui ne le peuvent, le flamenco oppose une forme de polytechnie.

De fait, croisant le chant, la guitare et la danse en des harmonies et des contrepoints particulièrement sophistiqués – cet art n’était pas initialement porté par des spécialistes ou des professionnels; il l’était par des forgerons nichés dans des quartiers mal famés, par des bouchers, des négociants en bétail et autres tondeurs d’ânes ou de moutons.

Mais venons-en déjà à notre troisième et dernier aspect. Le flamenco ne saurait être tenu pour un simple loisir, un divertissement ou un colifichet pour existeurs sans souffle (comme aurait écrit le Gogol des Ames mortes). Le flamenco est, au contraire, arrimé à la vie.
Il s’est d’abord épanoui dans les bas-fonds, dans les intimités familiales. Ce n’est que tardivement – dans le second XIXe siècle – qu’il envahit les tavernes, les cafés puis des salles spécifiques. Le flamenco n’est pas fait pour plaire, pour chatouiller agréablement l’oreille, mais pour «blesser» selon l’expression consacrée. Il participe plus de la plaie vive que de la manifestation esthétique.

Notre humanité – relevait le philosophe Georges Bataille dans La Part maudite (1949) – ne s’affirme jamais plus nettement que dans la dépense et dans l’énergie. Et, de fait, l’esprit flamenco tient de la consumation; il est caractérisé par le mépris très gitan pour l’épargne, par le culte de la prodigalité, de la générosité absolue. Par le culte de la fête et de l’instant. Au vrai, il ne craint rien tant que la routine et la médiocrité. Il promet les cimes de l’extase par son duende, cette transe qui saisit parfois – en d’exceptionnelles occurrences – les interprètes comme l’assistance. Un envoûtement intime qui naît de cette percussion des talons – laquelle donne à la danse flamenca des allures de course sédentaire; un envoûtement qui naît de la percussion des paumes tantôt sonore, tantôt étouffée; qui naît de l’envol des mains des danseuses, mains cabrées et vives comme des oiseaux rebelles; qui naît, enfin, de la corde pincée des guitares, de l’écorchure des voix rauques et brisées.

Dans cette prison de plein air que semble devenir parfois notre monde, le flamenco est cet art populaire incandescent, paroxystique qui dit non et toujours crie la liberté. Empruntons et transférons, pour conclure, les mots que le jeune Marx (Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel de 1843) réservait à un tout autre sujet: la religion! Le flamenco «est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle, (…) il est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu (…) le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur (…).»

El alma de un mundo sin corazón.

Mathieu Menghini est historien et théoricien de l’action culturelle (mathieu.menghini@sunrise.ch).

Chronique liée