Skip to content

Le Courrier L'essentiel, autrement

Je m'abonne

Ces procédures-bâillons qui clouent le bec des médias

Les actions en justice pour empêcher la publication d’informations par les médias ou les ONG augmentent en Suisse comme ailleurs. Coup de zoom sur ce phénomène qui n’épargne pas Le Courrier.
Le Courrier est confronté depuis plusieurs années à de lourdes et chronophages procédures en justice portant sur deux cas. CÉDRIC VINCENSINI / IMAGE D'ILLUSTRATION
La presse en danger (1)

Depuis 2018, le Bruno Manser Fonds (BMF), une ONG suisse basée à Bâle, est l’objet d’une véritable guérilla judiciaire menée par une puissante et richissime famille malaisienne. Dans une de leurs plaintes, il est notamment demandé la suppression de 249 publications de BMF datant de 2009 à 2018. Emblématique, ce cas a été le premier à être officiellement classé en Suisse dans la catégorie des procédures-bâillons, connues également sous leur acronyme anglais SLAPP.

Les procédure-bâillons sont des actions judiciaires qui sont dites abusives car menées principalement pour empêcher la publication d’informations en multipliant les obstacles devant les tribunaux même sans grande chance de succès. Ce qui les définit, c’est par conséquent l’intention du plaignant, bien davantage que la manette qu’il actionne pour y parvenir, ainsi que l’exprime l’acronyme SLAPP, qui signifie Strategic Lawsuits against Public Participation.

Difficile à quantifier

En Suisse comme ailleurs, il est ardu d’obtenir une évaluation quantitative du phénomène, mais des indicateurs existent. “Une enquête menée en 2022 par l’EPER* (ndlr. Entraide Protestante Suisse) a révélé qu’entre 2000 et 2010, seules deux menaces de poursuites avaient été recensées, alors que ce chiffre est passé à 17 entre 2010 et 2022”, confie Johannes Wendland, conseiller juridique de l’EPER. Un sondage similaire au sein des pays européens relève une tendance identique.

Ces sondages ne recouvrent toutefois qu’une partie de la réalité car ils ne concernent presque exclusivement que les ONG qui effectuent un travail journalistique. Du côté des médias plus traditionnels, il faut se tourner vers une étude** commandée l’année dernière par l’Office fédéral de la communication. Sur les 142 rédactrices et rédacteurs en chef qui ont répondu au questionnaire en ligne, 11 ont indiqué avoir reçu au total 24 plaintes abusives au cours des trois dernières années. Il faudrait sans doute additionner les cas ONG avec ceux des journaux pour obtenir une vue un peu plus complète du phénomène.

Le bâillon préventif

Afin d’empêcher la diffusion publique d’informations, les plaignants disposent d’un arsenal bien rôdé, à commencer par les mesures provisionnelles, voire superprovisionnelles, lesquelles permettent à un juge de bloquer préventivement une parution avant jugement sur le fond. En Suisse, elles sont devenues encore plus faciles à obtenir depuis que le Parlement fédéral en a, en 2020, assoupli les conditions. Il suffit désormais que l’atteinte soit estimée “grave”, et non plus “particulièrement grave”.

“Aujourd’hui, les mesures provisionnelles sont presque systématiquement demandées. Nous devons intégrer ce fait ainsi que le risque financier dès le début de notre travail d’enquête.” Sylvain Besson, membre de la Cellule enquête de Tamedia

Des modifications législatives qui font cogiter Sylvain Besson, membre de la Cellule enquête de Tamedia: “Je me demande si, plutôt qu’une augmentation de la pression par voie judiciaire, on n’est pas face aux conséquences des changements législatifs récents. Aujourd’hui, les mesures provisionnelles sont presque systématiquement demandées. Nous devons intégrer ce fait ainsi que le risque financier dès le début de notre travail d’enquête.”

De son côté, Public Eye affronte son lot de procédures, dont celle de Kolmar, une société de négoce basée à Zoug qui lui réclame 1,8 million de dollars de dommages et intérêts. Géraldine Viret souligne toutefois que les mesures d’intimidation débutent en réalité bien avant les actions en justice: “Elles commencent souvent en amont de la publication d’une enquête par des courriers d’avocats, puis suivent, une fois l’enquête sortie, des menaces de poursuites ou des demandes appuyées de modifications du texte.”

Le bâillon législatif

Si les mesures provisionnelles sont le “bâillon par essence” (dixit Sylvain Besson), on ne saurait achever ce tour d’horizon sans évoquer l’arme suprême du bâillonnement car imparable: l’article 47 de la loi fédérale sur les banques. En 2015, les Chambres fédérales ont modifié cet article qui régit le secret bancaire en rendant passible de trois ans de prison tout journaliste qui publierait des informations issues de documents bancaires confidentiels. Résultat: en 2022, aucun journal de Tamedia n’a pris le risque d’utiliser les données sur les comptes du Credit Suisse de Suisse Secrets (obtenus en exclusivité pour la Suisse) de crainte d’être poursuivis par la justice. A l’étranger, 47 médias ont publié des enquêtes sur cette base.

Depuis, toutes les tentatives d’assouplir ou de supprimer cette disposition ont échoué. En décembre 2023, le Conseil des Etats a ainsi balayé une motion demandant de ne pas criminaliser le travail journalistique dans ce cadre. Le Conseil fédéral et le Conseil national y étaient pourtant favorables. On doit le constater, les bâillons, quelle que soit leur forme, ont encore un bel avenir en Suisse.


Procédures contre Le Courrier

Le Courrier est confronté depuis plusieurs années à de lourdes et chronophages procédures en justice portant sur deux cas. Le premier litige l’oppose depuis dix ans à Jean-Claude Gandur et devrait sous peu être traité par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) à Strasbourg, saisie il y a trois ans par le quotidien.

C’est en 2015 que le mécène et homme d’affaires a déposé une plainte pénale pour diffamation et calomnie contre un journaliste auteur d’un portrait qui lui avait particulièrement déplu, et une demande civile pour atteinte à l’honneur, contre ce même journaliste et le journal. Jean-Claude Gandur invoque notamment son droit à la sphère privée.

Plus récentes, des procédure ont été entamées par le régisseur Stéphane Barbier-Mueller contre ce journal et de nombreux autres médias suisses afin que son nom ne soit pas cité dans le cadre du procès Raiffeisen – qui s’est tenu en 2022 à Zurich – dans lequel il était pourtant coaccusé. Sa raison de bloquer les parutions? Il estime ne pas être une personnalité publique et aurait par conséquent droit à l’anonymat.

“Ce sont des procédures-bâillons”

“La notion de bâillon n’est pas évidente car les gens ont bien entendu le droit de recourir, commente Philippe Bach, membre de la co-rédaction en chef du Courrier. Mais je considère néanmoins que l’on est face à des procédures-bâillons dans ces deux cas car il s’agit soit d’empêcher la publication d’une information que nous jugeons pourtant d’intérêt public par le biais de mesures provisionnelles et superprovisionnelles (cas de M. Barbier-Mueller), soit de mettre en péril l’existence même du Courrier. Le coût total pour nous des procédures menées par M. Gandur est actuellement de 100’000 francs. C’est énorme pour un média dont le budget est d’environ 4 millions. En fait, Le Courrier ne survivrait pas à la multiplication de cas de ce genre.”

Selon Philippe Bach, il ne fait aucun doute que les tentatives de faire taire la presse par voie judiciaire sont plus nombreuses qu’il y a vingt ans. “Il y a une judiciarisation dans ce domaine. Je plaide du reste à l’interne pour la création d’un fonds d’aide juridique afin de nous prémunir contre ces menaces financières.”

Un espoir d’issues favorables

Si la messe n’est pas encore dite d’un point de vue judiciaire dans les deux affaires en cours, Philippe Bach se veut optimiste. “Face à Stéphane Barbier-Mueller, nous avons jusque-là gagné devant toutes les instances, précise-t-il. Mais il a redéposé une demande sur le fond, La 1ère instance cantonale nous a toutefois une nouvelle fois donné raison il y a environ un mois…”

Dans le litige avec M. Gandur, Le Courrier l’a emporté sur le plan pénal (prescription) mais a perdu sur le plan civil devant le Tribunal fédéral. C’est cet arrêt qui a été porté devant la CEDH par le quotidien. Or, dans sa pesée d’intérêts, la CEDH est en principe plus sensible à la liberté de la presse et au droit du public à être informé que la justice suisse. “Nous verrons bien, conclut le rédacteur en chef. Mais même si la CEDH nous donne raison, ce ne sera pas terminé: le cas reviendra simplement en dernière instance cantonale.”

Table ronde sur les procédures-bâillon (03.06.25)

Dates clés d’ici et d’ailleurs

2010 > Début de l’usage accru en Europe et aux Etats-Unis des procédures-bâillons pour empêcher la publication de révélations gênantes.

2015 > Le Parlement fédéral modifie la loi sur les banques (art. 47), laquelle considérant désormais comme un crime passible de trois ans de prison la divulgation par les journalistes d’informations obtenues par des données bancaires qui ont fuitées.

2015 > Jean-Claude Gandur attaque Le Courrier sur le plan pénal et civil suite à la parution d’articles sur le dossier du projet de rénovation du Musée d’art et d’histoire.

2017 > L’assassinat de la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia permet de découvrir qu’elle faisait l’objet d’une vingtaine de procès destinés à la faire taire.

2018 > Début des actions en justice d’une famille malaisienne contre le Bruno Manser Fonds, une ONG suisse, en lien avec le combat de l’organisation contre la destruction de la forêt tropicale.

2020 > Le Parlement fédéral renforce les mesures provisionnelles empêchant la parution d’un article. Désormais, un juge peut décider de bloquer une parution si l’atteinte est estimée “grave” et non plus “particulièrement grave”.

2021 > Création de la Coalition against SLAPP in Europe, regroupant 110 organisations.

2022 > Aucun média ou journaliste suisse ne prend le risque d’utiliser les données sur les comptes du Credit Suisse de Suisse Secrets de crainte d’être poursuivis par la justice. A l’étranger, 47 médias publient des enquêtes sur cette base.

2022 > Le régisseur Stéphane Barbier-Mueller demande à la justice de bloquer la parution d’articles du Courrier le citant dans l’affaire du procès de la banque Raiffeisen.

2023 > Création de l’Alliance suisse contre les SLAPP.

2025 > Greenpeace est condamné aux Etats-Unis à verser plus de 650 millions de dollars de dommages et intérêts à Energy Transfer, acteur du secteur pétrolier, pour avoir soutenu une protestation contre la construction d’un oléoduc.

* “Les SLAPP: une nouvelle tendance en Suisse,?”, EPER, 2022 https://responsabilite-multinationales.ch/wp-content/uploads/2022/05/20220505_SLAPP_Fiche_d_Information_final.pdf

** Wyss, Schäfer, Saner & Keel (2024). Plaintes abusives contre des journalistes suisses.

Dossier Complet

La presse en danger

Pour alerter face aux menaces toujours plus fortes qui pèsent sur la presse et les médias en général, Le Courrier met en lumière des sujets relatifs aux difficultés que les titres traversent et ...