Skip to content

Le Courrier L'essentiel, autrement

Je m'abonne

#3 Presse écrite: Gutenberg n’a pas dit son dernier mot

Un vent mauvais souffle sur les versions papier des journaux. Preuve en est la très récente fermeture du centre d’impression de Tamedia à Bussigny ainsi que l’annonce de la fin de l’édition imprimée de 20 Minutes. Le «print» est pourtant loin d’être moribond car il garde de précieux atouts dans sa manche.
Photo d'illustration: JEAN-PATRICK DI SILVESTRO
Imprimerie

Le couperet est tombé dans la nuit du 14 au 15 mars de cette année. Les rotatives du Centre d’impression de Lausanne (situé à Bussigny) ), propriété de TX Group, l’éditeur de la Tribune de Genève, de 24 Heures et du 20 Minutes, ont poussé leur dernier cri et se sont tues à jamais. C’en était fini du dernier grand centre d’impression de Suisse romande – inauguré en grande pompe en 1989 – laissant sur le carreau 63 collaborateurs du site et mettant en péril le savoir-faire spécifique nécessaire à l’impression de journaux et de magazines en Suisse romande.

De gros dégâts humains

Cinq mois après le clap de fin, Joëlle Racine, de Syndicom, estime qu’environ un tiers des employés touchés ont retrouvé un emploi, sans toutefois disposer de chiffres sûrs. «Les collaborateurs d’un certain âge et les rotativistes sont évidemment ceux qui risquent d’avoir le plus de peine à se réinsérer sur le marché du travail, commente la responsable du secteur de l’industrie graphique du syndicat. Le plan social prévoit bien le financement de formations, mais dès que les personnes licenciées se retrouvent au chômage, elles n’ont plus le droit de suivre des cours en journée sous peine de perdre leurs indemnités. Cela limite fortement les possibilités de vraies reconversions professionnelles.» Au-delà des dégâts humains, Joëlle Racine déplore «la perte d’un savoir-faire et d’un métier historique». «Il existe encore des imprimeries en Suisse romande, mais de grandes rotatives comme à Bussigny, il n’y en a plus, ajoute la syndicaliste. Cela pose un problème de relève. Aujourd’hui, très peu de jeunes s’engagent à se former pour ce secteur de l’industrie graphique, qui ne fait plus rêver.»

Pourtant, selon elle, «dire que le print n’a plus d’avenir n’est pas fondé sur les besoins réels des lecteurs». Et de rappeler aussi que ce sont les journaux imprimés qui assurent toujours la majorité des revenus des titres. «TX Group, à qui appartient Tamedia, pratique la politique de la terre brûlée en tuant l’imprimerie, conclut-elle. Ce groupe a une responsabilité énorme face à la situation de la presse.»

La suite sera pire

Tamedia n’entend en effet pas s’arrêter à cette unique fermeture. La restructuration voulue par le plus grand groupe de médias de Suisse prévoit d’abandonner, fin 2026, l’imprimerie de Zurich (la plus importante de Suisse). Il ne restera plus alors que le centre d’impression situé à Berne, lequel assure déjà la publication des titres romands du groupe, comme la Tribune de Genève, 24 heures et Le Matin Dimanche. Ainsi que de titres indépendant de la holding, comme par exemple La Liberté.

Malgré les assurances de la direction d’un agrandissement de l’imprimerie bernoise, il paraît audacieux de prétendre que ce centre puisse tout absorber. D’autant qu’à l’interne des rédactions romandes, l’ordre a été transmis de ne plus se focaliser sur le journal papier et de tout miser sur le digital. Autant dire que la version papier de nombreux journaux de Tamedia risque bien de passer assez rapidement à l’as.

Ce plan est en réalité déjà l’œuvre. Dès la fin de l’année 2025, l’édition papier du quotidien gratuit 20 Minutes disparaîtra. Ces économies faites sur la production du titre seront-elles réinvesties en renforçant les rédactions? Absolument pas! Tamedia va licencier en parallèle un tiers des effectifs des journalistes et fusionner les rédactions romandes et suisses alémaniques. Pas de quoi rassurer sur la qualité future de l’offre journalistique du titre!

Le dossier complet vous est offert... Mais l'info a un prix!Le dossier complet vous est offert... Mais l'info a un prix!

Le web n’a pas tenu toutes ses promesses

S’il ne fait aucun doute qu’il est nettement plus coûteux de produire et de distribuer un journal papier que de livrer l’information à ses lectrices et lecteurs sur un support numérique, la plupart des médias font aujourd’hui encore coexister les versions digitales et print des titres. En grande partie parce que le web ne rapporte pas suffisamment pour financer à lui seul un journal. Un fait que confirme Philippe Amez-Droz, de l’institut Medialab de l’université de Genève:

La transition vers le numérique est souvent présentée comme inéluctable. Est-ce le cas?

Philippe Amez-Droz: Il faut distinguer la presse écrite imprimée quotidienne de la presse hebdomadaire et magazine. Cette distinction faite, la réponse pour la presse d’information quotidienne imprimée est incontestablement oui. Mais cela fait près de trente ans que le basculement vers le numérique a démarré. De nombreuses marques de presse ont cessé de paraître sous la forme imprimée pour n’exister que sous forme numérique. Certaines n’ont pas survécu au «tout numérique» qui se caractérise par une concurrence des nouveaux médias nés en ligne qui ont su développer des plateformes plus en adéquation avec les usages numériques.

Quelques grandes marques, comme Le Monde et le New York Times, ont réussi à faire cohabiter le format papier avec le format numérique, surtout pour des questions de prestige et afin de ne pas perdre un lectorat âgé qui n’intègre pas le numérique. Mais, pour ces deux marques, la preuve est faite: les revenus sont majoritairement issus du numérique et le basculement est réussi. Le print, comme l’on désigne également le format papier, est le reflet d’une industrie de la presse quotidienne qui consent à préserver pour encore quelque temps un format coûteux à produire et à distribuer.

Le print n’a-t-il pas quelques atouts à faire valoir face au digital?

Les principaux atouts pour le lectorat est le cadrage et la mise en valeur de la sélection éditoriale qu’offre la maquette du journal papier. La dématérialisation a participé non seulement à une surabondance des contenus informationnels mais aussi à un « lissage éditorial » que le support smartphone a encore accru malgré les efforts des marques médias pour réduire cette perception de contenus qui s’empilent voire s’annulent au fur et à mesure que l’on déroule le fil.

De plus, aujourd’hui, les revenus provenant du numérique payant ne permettent pas d’assurer, pour la plupart des marques médias d’information, leur pérennité. Le contexte concurrentiel est trop fort et les dés sont pipés avec le pillage des contenus opérés par les plateformes. La disruption que représente l’intelligence artificielle incite ces mêmes marques médias à passer de nouvelles alliances avec les acteurs dominants de l’IA. Or, expériences et tentatives faites avec Google et autres acteurs dominant des réseaux sociaux, la déception en matière de rémunération des droits d’auteurs ou droits voisins est encore très vive.

Pour le lectorat âgé, la presse papier représente un confort d’usage lié à des habitudes. Mais cela change, si l’on considère que les personnes âgées utilisent de plus en plus les tablettes et même leur smartphone pour la lecture de l’information locale ou nationale. La fracture numérique se réduit.

En ce qui concerne les plus jeunes, la question est plutôt : consentent-ils encore à lire des médias même exclusivement en ligne? Les études montrent que les jeunes se détournent des marques médias ou plutôt les ignorent tout en les consommant. L’absence de sources claires et identifiables, l’anonymisation des contenus générés par l’IA, autant de problèmes qui pèsent lourds dans la perspective de l’indépendance des médias et la pratique du journalisme d’intérêt général.

Le numérique est-il aussi favorable à l’environnement en matière de bilan carbone qu’on le croit?

Clairement non. Après les fermes à clic et les centres de données pour la gestion du Cloud, les nouvelles infrastructures nécessaires à l’IA font exploser les besoins énergétiques. Cela explique le retour du nucléaire comme source énergétique capable d’assurer la puissance exponentielle de l’IA.

A cette problématique, qui a pleinement un impact sur le changement climatique, s’ajoute celle des déchets générés par les supports, en particulier les smartphones. La stratégie d’obsolescence de certaines marques a contribué à générer une forme de fracture numérique insidieuse entre les pays du nord, qui dépensent des montants considérables par ménage pour leur équipement numérique, et les pays du sud qui sont devenus pour certains endroits les centres de tri, pour récupérer les métaux rares, voire tout simplement les lieux de stockage des déchets technologiques. De nombreuses ONG dénoncent cette fracture numérique qui va en s’accentuant.

La version imprimée de 20 Minutes disparaîtra à la fin de l’année. En parallèle, Tamedia licencie un tiers de la rédaction. N’est-ce pas paradoxal?

Les coûts de production et de diffusion d’une marque nationale, en trois langues, étaient importants et ne pouvaient se justifier qu’avec une forte attraction de la marque auprès des annonceurs. Or, ceux-ci ont d’autres plateformes et d’autres acteurs, comme les influenceurs, pour valoriser leurs produits. Le recul des recettes publicitaires concerne tant la marque gratuite 20 Minutes que les marques médias de Tamedia, qui regroupe les titres payants de la holding TX Group. L’effet d’annonce de la disparition du support papier et la réduction de la rédaction s’inscrit dans un processus continu de réduction des coûts, de concentration de la production et de la valorisation de certaines plateformes au détriment d’autres.

Vous n’êtes guère optimiste concernant l’avenir des versions papier.

De nombreuses marques dites nées en ligne, comme Mediapart ou Heidi.news, produisent des contenus imprimés issus d’enquêtes ou reportages afin d’exister au format papier, ce qui renforce l’identité de la marque, sa visibilité (vente en librairie) et donc sa notoriété, voire sa crédibilité.

Ce dernier point est sociologiquement intéressant: ce qui est imprimé est souvent perçu comme nécessaire, utile, crédible. Ce n’est pas le cas avec les contenus numériques dont l’océan de volume contribue à valoriser le concept de « Longue Traîne » développé par Anderson en 2004 pour expliquer l’importance des biens de niche. La presse papier représente incontestablement un bien de niche confronté à un océan de contenus numériques.

La crédibilité du support papier justifie pour de nombreux groupes de presse d’en préserver l’existence encore quelques années le temps de consolider l’attention aux contenus diffusés en ligne et, surtout, de dégager un modèle d’affaires pérenne.

Dossier Complet

La presse en danger

Pour alerter face aux menaces toujours plus fortes qui pèsent sur la presse et les médias en général, Le Courrier met en lumière des sujets relatifs aux difficultés que les titres traversent et ...