La récente nomination de Loïc Bardet1>Agri Hebdo, 11 février 2025. à la tête du département Economie, formation et relations internationales de l’Union suisse des paysans (USP) donne l’occasion d’éclairer une nouvelle fois l’existence d’une classe managériale agricole2>Lire notre chronique «Qui fait la politique agricole?», Le Courrier du 7 novembre 2019.. Avant son arrivée à l’Union, Bardet a en effet dirigé dès 2023 l’agence d’information agricole AGIR et dès 2016 l’Association des groupements et organisations romands de l’agriculture (Agora), lobby agricole romand. Tout juste âgé de 40 ans, membre du Parti libéral-radical et député au Grand Conseil vaudois, il a le profil immuable qui, depuis Ernst Laur (1871-1964, premier secrétaire de l’USP) mêle adroitement engagement politique conservateur, lobbying et expertise administrative au profit d’une agriculture toujours plus soumise aux besoins des industriels.
Autre exemple, mêlant cette fois-ci multinationales et administration publique, celui de Pascal Hottinger, qui passe par différents postes à responsabilités dans des entreprises internationales comme Nestlé, accédant même à la direction générale de Nespresso Suisse. En 2021, il est nommé directeur général de l’agriculture, viticulture et affaires vétérinaires du canton de Vaud. On peut bien sûr penser également à la trajectoire de Guy Parmelin, conseiller fédéral en charge de l’agriculture, qui fut membre pendant vingt ans, dont six de vice-présidence, du conseil d’administration de la holding coopérative Fenaco, récemment épinglée par un reportage de la RTS3>«Fenaco: le géant vert qui façonne l’agriculture suisse», RTS, 14 mai 2025. pour son caractère monopoliste.
Mettre en évidence ces parcours de cadres dirigeant·es agricoles, ce n’est pas sombrer dans un complotisme de mauvais aloi. Ces parcours sont connus et chaque nomination à un poste ou l’autre fait l’objet d’annonces résumant ouvertement le curriculum des personnes concernées. Il y a alors comme une évidence que les questions démocratiques de l’approvisionnement alimentaire et de l’emploi agricole sont le domaine réservé d’hommes – la successeure de Loïc Bardet, Alexandra Cropt, est la première femme à la tête d’Agora en 144 ans d’existence – partageant des valeurs politiques conservatrices, voire réactionnaires, et qui concentrent en leurs mains des pouvoirs de décision exorbitants.
Ce processus de concentration est particulièrement frappant dans le secteur crucial de la formation professionnelle agricole. Prédécesseur de Loïc Bardet au département Economie, formation et relations internationales de l’USP, Francis Egger, désormais directeur adjoint de l’Union, a dirigé l’institut agricole fribourgeois de Grangeneuve entre 1996 et 2010. Sa carrière actuelle à l’USP montre la difficulté à maintenir l’autonomie des établissements scolaires vis-à-vis des organisations professionnelles et d’un engagement politique au service d’une vision particulière de l’agriculture. Dans le même sens, Bardet, en tant que directeur d’Agora, a assuré la présidence d’AgriAliForm, la puissante structure qui assure la supervision de la formation professionnelle agricole en Suisse par les organisations patronales du secteur. C’est donc précisément dans le domaine où une vision d’avenir – valorisant emploi qualifié et bien rémunéré et travail avec la nature – serait la plus nécessaire, qu’on observe le recrutement des dirigeant·es assurant la reproduction des mêmes orientations économico-politiques depuis plus d’un siècle.
Observer ces parcours, c’est finalement se poser la question de la représentation du groupe hétérogène qu’est la paysannerie. La communication publique de l’Union suisse des paysans focalise sur une vision alpestre de paysan·nes en chemise de tissu bleu fleuri, à la fois dépositaire d’un bon sens millénaire et de savoir-faire techniques inaccessibles. Capitalisant sur cette vision séparatiste, les mouvements agricoles de l’an dernier mettaient en scène un monde agricole accablé par les normes écologiques et l’administration. Les trajectoires rapidement observées ici montrent pourtant que les paysan·nes suisses sont représenté·es – qu’ils et elles le veuillent ou non – par des personnes dont les carrières se forgent plutôt dans les commissions, les groupes de pression et les antichambres parlementaires que dans les cours de fermes.
Notes