Comment faire société? Telle est la question qui a traversé deux événements auxquels nous avons eu l’heur de prendre part: les assises de la vie associative à Brest en décembre dernier et, le mois passé, une journée d’échanges en Touraine portant notamment sur l’économie sociale et solidaire (ESS).
Dans les deux occurrences, ce qu’il est convenu d’appeler «tiers secteur» fut mis à l’honneur. De quoi s’agit-il exactement? De sociétés de secours mutuel, de coopératives de production ou de consommation, de caisses coopératives de crédit et autres associations d’éducation populaire. Sont considérées comme sociales les modalités de production qui opèrent en respectant une gestion démocratique. Sont tenues pour solidaires les activités répondant à un besoin partagé et n’ambitionnant pas la profitabilité.
Bien que sociales et solidaires, ces initiatives n’ont pas toujours joui de l’approbation des philosophes sociaux. Des penseurs comme Marx ou Bakounine, par exemple, ont pointé le risque d’une dérive réformiste. Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852), le premier nommé note que la classe laborieuse française «se jette dans des expériences doctrinaires – banques d’échange et associations ouvrières – c’est-à-dire dans un mouvement où (elle) renonce à transformer le vieux monde à l’aide des grands moyens qui lui sont propres, mais cherche, tout au contraire, à réaliser son affranchissement, pour ainsi dire, derrière le dos de la société, de façon privée, dans les limites restreintes de ses conditions d’existence, et, par conséquent, échoue nécessairement.»
On trouve chez Lénine une vision plus dialectique. Dans la brochure Mieux vaut moins mais mieux rédigée cinq années après la révolution bolchevique, le dirigeant soviétique se montre inquiet du repli de l’appareil d’Etat sur lui-même et du reflux de l’initiative populaire – d’où une défense de formes autogestionnaires au niveau local. Une défense prudente toutefois, car si les coopératives élèvent «l’individu à un véritable sens du collectif – puisque ce dernier est plus proche de lui et qu’il peut plus aisément y participer – (elles peuvent) aussi engendrer un esprit de compétition entre les différentes coopératives et (reposent), en dernière instance, sur une forme de partialité qui peut entrer en contradiction avec les intérêts généraux de la population.»
Apparue au XIXe siècle, répondant initialement au désir d’échapper au système de travail domestique contraint par un négociant ou aux conditions souvent plus sordides de la vie en usine, l’économie sociale et solidaire n’a généralement pas été portée par les travailleurs les plus précaires; elle rassemblait, de fait, des actifs susceptibles de mutualiser un excédent de revenu: des petits-bourgeois, des artisans et ce que l’on nomme parfois «l’aristocratie ouvrière» – à savoir des typographes, des relieurs qui à force de confectionner des gazettes et des livres s’instruisirent et caressèrent des rêves d’émancipation.
Force est de convenir que le monde associatif a été à l’origine d’innovations importantes dans les domaines de l’action sociale, de l’éducation spécialisée, de l’assurance des personnes, de la démocratisation de la culture, etc. Il a ouvert plus d’une fois la voie à l’engagement de l’Etat, à l’élargissement de ses missions. Effectivement stimulé par la pression du mouvement ouvrier, adviendra au XXe siècle un Etat social s’efforçant de soustraire l’individu aux risques majeurs de l’existence: maladie, accident, chômage.
Dès la fin des années 1960 pourtant, cet Etat que certains associaient à l’idée de «Providence» se voit contesté parce que par trop normatif et bureaucratique. A gauche, d’aucuns évoquent une solidarité froide, une protection dénuée de cette reconnaissance qui humanise les rapports dans le tiers secteur. A droite, la contre-révolution néolibérale use de l’appareil d’Etat pour établir des conditions favorables au profit privé et corrompt l’écosystème associatif; on sape les services publics en confiant désormais certaines de leurs missions historiques à des organismes privés comme ceux inhérents à l’ESS [économie sociale et solidaire] – lesquels emploient ordinairement des travailleur·euses aux statuts précaires.
Certes, comme le prophétisait le député socialiste français René Viviani voici plus d’un siècle, l’association peut «se substituer dans certains offices à l’Etat et (…) remplir à sa place certaines tâches dont la diversité même défie l’initiative de l’Etat… Plus mince et plus légère que lui, elle peut se glisser dans les sphères plus étroites où, étant données sa pesanteur et sa puissance, l’Etat ne pourrait pas descendre»; toutefois, par sa contribution indirecte à l’affaiblissement de l’Etat, sa fonction objective paraît aujourd’hui plus ambiguë que jamais.
Le durcissement du néolibéralisme et l’arrivée au pouvoir de l’extrême-droite dans maints pays occidentaux nous conduisent, néanmoins, à retenir toute condamnation péremptoire et à continuer à voir dans le halo associatif l’endroit d’une résistance possible, un espace public de proximité propice à la recréation de liens sociaux directs voire à la construction d’une alternative.
Ne renonçons pas, cependant, à défendre aussi nos services publics. A les défendre en exigeant qu’ils soient davantage démocratiques, faisant des usagères et des usagers, des habitantes et des habitants, des citoyennes et des citoyens les contrôleurs et les cogestionnaires effectifs de la «chose publique». Afin que la collectivité fasse véritablement œuvre d’elle-même.