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Le masque du racisme

Chroniques aventines

L’autre jour, lors d’un cours, un étudiant indien ou d’origine indienne me confia que, pour les siens, «l’Anglais» était toujours très mal vu, toujours perçu comme le violent colon, comme un oppresseur. L’anecdote trouva en moi un écho intime: n’avais-je pas longtemps – par atavisme familial – tenu les Allemands pour un peuple à part, quasiment étranger à l’humanité commune… avant d’épouser une Munichoise, de devenir le père de trois Allemandes et, surtout, surtout, de m’être rendu compte de la légèreté qu’il y avait à confondre nazisme et germanité. La découverte de la geste des frère et sœur Scholl et d’autres courageux résistants d’outre-Rhin me purgea définitivement de ces préconceptions.

Force est néanmoins de reconnaître que l’oppression nationale et coloniale produit chez les dominés la haine de la nation qui opprime. Cette haine, relève Lénine dans la première ébauche de ses Thèses sur les questions nationale et coloniale (1920), n’épargne pas toujours le résistant métropolitain. Même sincèrement internationaliste, même viscéralement anti-impérialiste, celui-ci se voit parfois assimilé à l’entreprise prédatrice de la bourgeoisie de son pays. On conviendra, pourtant, qu’il n’est guère possible de tracer un signe égal entre racisme nazi et méfiance à l’endroit de tous les Allemands, entre impérialisme britannique et haine de l’Anglais en général.

La nuance s’impose.
Une nuance qui trouve à s’étayer le printemps venu. De fait, chaque année, cette saison voit fleurir – en Suisse romande et ailleurs – les initiatives de sensibilisation et d’action contre les discriminations. Mais ce combat impose prioritairement, on l’a vu, de s’entendre sur les soubassements du racisme et de la xénophobie. Un ouvrage assez récent (2022), au titre vigoureux – L’antiracisme trahi –, paraphé par le philosophe Florian Gulli, nous permet d’affiner les termes de notre problématique.
Professeur agrégé au lycée Pasteur de Besançon, affilié au Parti communiste français, l’auteur s’est intéressé au sujet pour trois motifs au moins: 1) Saisir les raisons des querelles parfois vives entre courants antiracistes; 2) Etablir les conditions d’un sursaut populaire unitaire – en un moment qui voit les classes populaires fustigées pour leur contribution à la vogue des extrêmes droites; 3) Rendre compte de la riche tradition révolutionnaire antiraciste et de la fidélité de celle-ci à la notion – si discutée aujourd’hui – d’universel.

Empruntons ce fil. Gulli distingue trois antiracismes: libéral (voire néolibéral), politique (ou décolonial) et socialiste (ou marxiste). Le premier – l’antiracisme libéral, donc – considère que le racisme tient à des préjugés qu’une habile pédagogie peut lever. Compatible avec le système économique dominant mais soucieux de ne pas s’aliéner tout à fait les aspirations émancipatrices, l’antiracisme libéral défend une logique diversitaire. Dans son essai La diversité contre l’égalité, le littérateur Walter Benn Michaels nous en donne l’illustration critique: «Si ceux qui gagnent plus d’argent que tout le monde ne sont que des Blancs et des hommes, il y a un problème; si l’on trouve parmi eux des Noirs, des basanés et des femmes, il n’y a plus de problème. Si votre origine ou votre sexe vous prive des chances de réussite offertes aux autres, il y a un problème; si c’est votre pauvreté, il n’y en a pas.» La faible diversification des élites seule préoccupe ce courant – non la perpétuation des hiérarchies sociales. Benn Michaels va jusqu’à postuler que la politique de la diversité fonctionne, en fait, comme un instrument de relégitimation de la domination.

L’antiracisme politique, lui, fait du racisme et de la figuration de l’Autre en «barbare» le produit de la colonisation et de l’esclavage. Ce deuxième courant rappelle qu’à l’origine, ils servirent de «justification» à la violence arbitraire et aux traitements discriminants infligés par des sociétés «libérales» qui, dans le même temps, brandissaient d’émouvantes déclarations sur les droits humains.
Postulant que les idées ont une vie autonome, qu’elles se reproduisent d’elles-mêmes à travers le temps, cette théorie soutient ainsi que le racisme d’hier explique le racisme d’aujourd’hui; pour elle, l’expérience présente, le vécu actuel des individus ne joue que peu de rôle. Un certain «inconscient raciste», un «racisme structurel», une «culture coloniale» infuseraient donc la société occidentale, de génération en génération.

Comme le premier courant, l’antiracisme décolonial concentre son attention sur le niveau des imaginaires, voire sur celui – méandreux – des inconscients collectifs. Soutenant une lecture identitariste de la vie sociale – à l’instar de la figure du Black Panther Party Stokely Carmichael –, il prêche une forme de séparatisme stratégique: seuls les Noirs, organisés de manière autonome, seraient susceptibles d’améliorer leur sort – l’assistance des Blancs concourant à leur impuissance.

Sans jeter un discrédit complet sur les apports des deux courants ici rapidement évoqués, c’est du troisième, de l’approche marxisante, que Gulli se réclame. Cette chronique étant appelée à connaître une suite1> A paraître dans notre édition du mercredi 16 avril, ndlr., contentons-nous d’annoncer ici que, pour cette troisième perspective, le discours raciste propose des interprétations erronées de situations conflictuelles possiblement objectives (ainsi la concurrence sur le marché du travail, du logement, des tensions sur les lieux de vie, des violences urbaines, etc.). Il s’agit donc, dans cette dernière optique, d’analyser le racisme en partant du vécu, de la matérialité des faits. C’est en eux que s’origine la conscience.
Même la fausse.

Notes[+]

Mathieu Menghini est historien et théoricien de l’action culturelle
(mathieu.menghini@sunrise.ch).

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