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«Acter la rupture capitalisme-démocratie»

«Comprendre la situation que nous vivons» – pour ériger une alternative. Journaliste en politique économique, Romaric Godin relie la conjoncture politique du moment à la phase actuelle de l’économie capitaliste. En ouvrant des pistes d’action, qu’il ancre dans «la construction d’une autre conception des besoins». Entretien avec Services publics.
Romaric Godin: «La crise de 2008 a produit une monstruosité autoritaire»; street art, Londres, mars 2025. KEYSTONE
Analyse

Romaric Godin était à Lausanne en février, sur invitation du syndicat SSP-Vaud. Journaliste à Mediapart spécialisé en macroéconomie et théories économiques, il est aussi l’auteur de La guerre sociale en France: aux sources économiques de la démocratie autoritaire (2919, La Découverte) et La monnaie pourra-t-elle changer le monde? (2022, 10/18). Il livre une analyse qui permet de saisir les grands traits de la conjoncture politique actuelle dans un échange avec le journal syndical Services Publics. (réd., avec SP)

Le retour de Donald Trump à la présidence étasunienne marque une rupture. Comment caractériser cette nouvelle phase, tant sur le plan macroéconomique que politique?

Romaric Godin: La première chose qui me semble intéressante, c’est de voir que ce qui se passe en ce moment, aux Etats-Unis notamment, est le produit de la crise de 2008 dont, en réalité, l’économie mondiale ne s’est jamais remise. Si on compare les rythmes de croissance avant et après, on voit très nettement une cassure. Pour la France, le niveau du PIB à la fin de la période 2008-2024 est inférieur de 14% à ce qu’il aurait été si la tendance observée entre 1994 et 2008 s’était poursuivie. Pour les Etats-Unis, c’est 4 à 5%. Et la Chine passe de 10% de croissance annuelle moyenne à 5% environ aujourd’hui. Cela signifie que le régime de croissance est beaucoup plus faible.

Depuis 2008, on a pu relever plusieurs stratégies de relance de la croissance à travers l’intervention des banques centrales ou des Etats (principalement après le Covid), mais cela n’a pas vraiment fonctionné. Si on prend le cas des Etats-Unis, l’administration Biden a injecté des quantités massives d’argent public dans l’économie pour renouer avec la croissance, mais cela a été très coûteux pour les citoyen·nes. Les inégalités se sont creusées et la part de la consommation contrainte des ménages a augmenté. Les dépenses contraintes, constituées principalement des dépenses d’assurance-maladie et des services médicaux, peuvent représenter jusqu’à un tiers de la consommation des ménages. Ce qui n’est évidemment pas perçu comme un signe de prospérité et entraîne un sentiment de dépossession.

On se trouve donc dans une situation plutôt explosive, qui remet en question le discours selon lequel la croissance (plus précisément l’accumulation du capital) est nécessaire pour créer des richesses qui pourront être redistribuées. Or ces richesses sont créées dans des conditions très pénibles et ne font augmenter que faiblement le gâteau à partager. Le monde du travail est donc forcément pénalisé et les capitalistes sont, eux, forcés d’accepter un ralentissement de leur taux d’accumulation.

Pourtant, les profits sont globalement en hausse.

Oui. Cela est possible parce qu’on va emprunter des chemins détournés pour transformer le maximum d’argent en profit. Pour ce faire, on laisse de côté le système traditionnel qui implique une production de valeur qui se réalise sur un marché. On va plutôt chercher à exacerber les aides de l’Etat destinées au secteur privé, ou encore à prendre le contrôle de l’Etat afin de diriger les flux vers le privé.

Surtout, l’élément déterminant est le développement de la rente dans le sens d’un mouvement orienté vers la recherche du profit sans passer par le marché et les contraintes de la production, tout simplement parce qu’on détient des droits de propriété (y compris intellectuelle). Je veux ici parler de secteurs comme l’immobilier, la finance, les activités extractives, mais aussi, et surtout, le secteur technologique. Ce dernier s’est constitué de manière rentière via le système des datas, donc de la gestion de données. Pour avoir accès à vos propres données – dont vous avez été exproprié·e par la Big Tech – vous devez payer un droit d’entrée, soit de manière directe, soit sous la forme de publicités poussant à consommer davantage. Ce mouvement rentier a entraîné l’ensemble du secteur financier dans cette même logique.

En réalité, ce sont ces entreprises rentières qui soutiennent le profit. Les autres entreprises sont bien souvent des «entreprises zombies», faiblement ou non rentables, sous perfusion des aides publiques ou dépendant des secteurs rentiers, – le cas de la presse est à cet égard exemplaire.

A mon sens, ce qu’on voit depuis le 20 janvier 2025 est la traduction politique de cette dynamique économique. On assiste en fait à un besoin de sécurisation de la rente au profit de ses détenteur·trices. Cette offensive s’accompagne de la construction d’un nouveau récit de croissance autour de la technologie, qui va par ailleurs tenter d’exploiter le désespoir des gens pour prendre le pouvoir politique. Il y a chez les rentier·ères une forme de fascination pour l’Etat, qui figure le rentier par excellence, celui qui n’est pas soumis au marché. L’idée étant de remplacer l’Etat par le secteur privé rentier. Dans cette logique, l’Etat n’est plus au service du secteur privé, il est lui-même le secteur privé.

Quelles sont les implications politiques de cette dynamique?

Le discours libertarien, qui considère toute intervention de l’Etat comme néfaste en soi, accompagne ce mouvement et conduit à la conclusion que, pour détruire l’Etat, il n’y a pas de meilleur moyen que de le mettre au service du secteur privé; mieux, de le remplacer par le secteur privé. C’est ce qui est en train de se passer avec l’Etat fédéral étasunien. Ce qui guide par ailleurs le secteur rentier Big Tech est l’idée de ne plus avoir d’entrave, quelle qu’elle soit: vous ne pouvez plus accepter une quelconque opposition au pouvoir des Big Tech, y compris des positions institutionnelles comme les contre-pouvoirs de la démocratie étasunienne. Opposant·es politiques et fonctionnaires qui ne marchent pas dans ce modèle deviennent des ennemis de l’Etat. Il y a là la source d’un glissement vers un régime politique autoritaire. Enfin, pour maintenir un consensus autour de cette politique, la fracture sociale entre les migrant·es et les autres est pleinement instrumentalisée, réactivant ainsi le logiciel d’extrême droite. Le besoin de mettre en œuvre des politiques de discrimination en découle.

Le récit qui se construit est donc à la fois libertarien, autoritaire et xénophobe. Il ne s’agit certes pas du fascisme des années 1930, qui était plus interventionniste, mais on en retrouve certains traits, par exemple dans la panique dite «anti-woke» qui tient lieu de «danger judéo-bolchévique» de notre temps. Les minorités sont accusées de se définir par leurs particularités et donc d’échapper à la définition de l’individu «moyen-idéal» construit par les algorithmes. Au-delà de savoir si on a affaire à un fascisme ou à un néofascisme, il s’agit d’une version non démocratique et totalitaire (car les algorithmes construisent les individus pour assurer les profits des entreprises de la Tech) du capitalisme. Cela n’est pas sans rappeler les exemples russe et chinois et doit nous conduire à acter la rupture entre capitalisme et démocratie, dont l’opinion majoritaire nous assurait de l’identité depuis les années 1990. Le lien entre capitalisme et démocratie a toujours été en tension, mais depuis l’émergence d’un secteur rentier, on peut parler d’un véritable conflit entre capitalisme et démocratie. La crise de 2008 a ainsi produit une monstruosité autoritaire.

Avec quels effets sur la situation politique européenne, notamment sur le basculement des droites traditionnelles, et de secteurs du capital, vers l’extrême droite?

En matière de politique étrangère des secteurs rentiers, nous assistons au développement d’une politique de prédation au service des grands groupes de la Tech, en quête des marchés et des ressources. C’est ainsi qu’il faut comprendre les prétentions sur le Groenland ou la question des droits de douane. Sur le plan de la politique interne européenne, il y a un phénomène selon lequel l’extrême droite, construite sur la base du même logiciel, va affirmer être la plus à même de négocier avec Donald Trump. Cela a évidemment un impact sur certains secteurs du capital européen, qui vont se diriger vers l’extrême droite.

Le rapport entre droite et extrême droite se situe dans une forme de continuité de par les rapprochements qui ont pu être observés, comme la reprise d’éléments de discours anti-migrant·es ou autres, dans la rhétorique de la droite traditionnelle depuis une trentaine d’années. Ce rapprochement était fait dans le but affiché de ramener les brebis égarées à l’extrême droite dans le giron de la droite républicaine.

Or il suffit d’examiner les résultats des élections allemandes pour comprendre l’ampleur de cette erreur puisqu’il y a plus d’un million d’électeur·trices de la CDU qui sont passé·es à l’AfD, préférant l’original à la copie. Il y a une vraie crise de la droite démocratique, qui ne sait plus qui elle défend. Elle ne représente plus que les couches les plus fortunées de la bourgeoisie, ou alors des populations réactionnaires, et toutes deux se reconnaissent davantage dans le discours de l’extrême droite.

Le discours de l’extrême droite séduit certains secteurs des couches populaires en ce qu’il reprend la promesse de redistribution des fruits de la croissance. Mais comme cette croissance est inexistante, il faut prendre à un autre groupe. L’extrême droite propose donc une redistribution sur des bases ethniques ou nationales (prendre aux étranger·ères pour donner aux nationaux·ales) et une grande partie de la droite a repris ces valeurs.

Vous avez défendu dans un article récent la nécessité de passer à l’offensive. Quelles pistes suivre?

La réponse à cette question devra être fournie collectivement par la lutte, et non uniquement par un·e dirigeant·e ou un·e penseur·euse quelconque. Cela étant, il me semble tout d’abord primordial de comprendre la situation que nous vivons. Il s’agit en particulier de saisir qu’elle est constituée d’une triple crise: hormis la crise économique déjà évoquée, il faut relever la crise écologique (pas uniquement climatique) et la crise sociale (baisse du pouvoir d’achat, augmentation de la pauvreté et crise des services publics). Ces trois volets sont interdépendants et trouvent leurs origines dans l’accumulation du capital. Il n’y aura pas d’alternative si on ne prend pas ces trois crises comme un tout.

Or il me semble que l’enjeu fondamental est ici. S’il est nécessaire de mener les batailles défensives qui s’imposent pour ne pas perdre davantage de terrain (Etat de droit, droit des minorités, etc.), on ne peut se limiter à ces dernières. Par ailleurs, il faut combattre l’idée que l’issue serait un retour au «capitalisme démocratique». Ce serait une erreur stratégique fondamentale. En cherchant à comprendre comment on en est arrivés là, on réalise que le capitalisme n’est pas une part de la solution, mais fait bien partie du problème. C’est ce qui fonde mes doutes sur la revendication de taxer les très riches. Bien que je n’y sois de loin pas opposé, il faut constater que si on entend financer la transition écologique par ce moyen, cela implique que l’on souhaite qu’il y ait toujours des très riches à taxer…

Il est dès lors important de se débarrasser de la domination de l’accumulation du capital. C’est un programme ambitieux pour lequel personne n’a de petit livre rouge avec les réponses clé en main. Le chemin passe notamment par la prise de conscience que la liberté proposée par le libertarianisme n’est pas la liberté que nous voulons. Cela doit nous faire réfléchir sur ce que peut être la vraie liberté, et nous amener à nous poser la question de la construction d’une autre conception des besoins, en lieu et place des besoins construits par les algorithmes ou le capital. Il faut réussir à déterminer quels sont nos besoins sociaux compatibles tant avec une vie décente qu’avec l’environnement.

Nous devons être radicaux-ales, au sens où nous devons aller chercher à la racine du problème pour construire une alternative politique qui parlera à des gens. Nous n’en sommes évidemment qu’au tout début et une bataille culturelle doit être menée. Si on prend l’exemple de la lutte contre l’austérité, il s’agit de ne pas se limiter à une bataille défensive pour sauvegarder ce qu’on avait, mais d’en faire une réelle lutte pour la survie – des gens et de la planète – et donc pour une autre organisation sociale.

Un article paru dans Services publics, le journal du SSP, no3, 7 mars 2025.

Alexandre Martins est aussi l’auteur de La guerre sociale en France: aux sources économiques de la démocratie autoritaire (2919, La Découverte) et La monnaie pourra-t-elle changer le monde? (2022, 10/18).