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Diplomatie publique et gestion de crise

Depuis l’identification des premiers cas d’infection au coronavirus en Chine, les Etats touchés par la pandémie ont été amenés au défi d’asseoir leur communication dans le contexte inédit d’une crise sanitaire capable d’interrompre toute activité sociale, politique et économique. Cette crise a ainsi révélé une panoplie d’options en matière de «diplomatie publique».
Diplomatie publique et gestion de crise
Sitôt la pandémie décrétée par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), le 11 mars dernier, chacun des Etats s’est vu confronté à une situation inédite de gestion complexe impliquant la prise en compte de canaux et d’échelles de communications inédites. KEYSTONE
Analyse

L’apparition des premiers foyers de la maladie Covid-19, le 31 décembre 2019, dans la ville de Wuhan (province de Hubei) en Chine a très tôt posé la question des moyens liés à la gestion de la crise en matière de communication. La situation inédite d’une maladie capable d’interrompre toute activité sociale, politique et économique représentait avant tout un défi dans la mise en œuvre d’une stratégie de l’information prenant en compte les besoins et les attentes des opinions publiques. Cette crise a ainsi révélé les options en matière de «diplomatie publique», mettant en lien les dimensions interne et externe aux territoires et aux Etats.

Sitôt la pandémie décrétée par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), le 11 mars dernier, chacun des Etats s’est vu confronté à une situation inédite de gestion complexe impliquant la prise en compte de canaux et d’échelles de communications inédites 1> Discours du directeur général de l’OMS, du 11 mars 2020. A cette date on recensait 118 000 cas dans 114 pays et 4291 morts. . Une situation caractérisée par la mise au premier plan des expertises épidémiologiques et la collaboration des acteurs des secteurs public et privé, exposés aux commentaires nourris par la rumeur et les réseaux sociaux de l’internet. Que peut-on apprendre des réactions et des modes d’action et de communication adoptés par les gouvernements pour enrayer cette crise d’envergure globale? Comment évaluer les facteurs de réussite ou d’échec des stratégies de diplomatie publique observées jusqu’ici?

Informations officielles vs spéculations

Le fait que le virus du Covid-19 soit apparu en Asie, dans un foyer chinois, pose initialement la question des réponses à fournir en fonction de mécanismes connus de propagation des épidémies. En termes de communication et de diplomatie publique, cela signifie que chacun pouvait penser que cet événement suivait un processus connu de contagion, à l’exemple de la grippe saisonnière ou des épisodes antérieurs de grippe aviaire (2004, 2013) ou porcine (2009). La nature du foyer et le rythme apparent de la contagion posaient ainsi, dès les premiers jours, une question de communication essentielle portant sur la nature des informations et la viabilité des chiffres divulgués par les autorités chinoises.

Ceci se révèle être un des premiers facteurs dans toute communication – de diplomatie publique – lié à l’adéquation entre les événements, les actions et les paroles de ceux habilités à communiquer. Il y avait pour résumer deux types d’informations disponibles – celles officielles énoncées et diffusées et celles, souvent non verbales, liées aux images et aux constats et déductions implicites, aux rumeurs et aux spéculations du web. D’autre part, et c’est un constat qui vaut pour tous les pays et régions du monde, l’irruption du Covid-19 risquait d’induire un conflit potentiel d’autorité et de coordination, selon la capacité de chacun à prendre des mesures jugées adaptées et efficaces. Des actions et mesures qui furent la cible immédiate de critiques et interprétations subjectives, partiale et le plus souvent partisanes comme nous le verrons dans quelques exemples ci-après.

La pandémie allait, en résumé, affecter les niveaux variables de représentativité, mettant les acteurs les plus proches, impliqués dans la gestion immédiate de la crise, au «front» dans les médias face à la contrainte d’une réponse immédiate et aux demandes urgentes de leurs constituants-citoyens. Un-e maire ou un-e gouverneur étant plus directement sollicité-e qu’un-e président-e ou qu’un-e premier ministre, voir qu’un-e représentant-e de l’Union européenne pour ses pays membres. Une capacité d’action et de communication fonction des contraintes structurelles propres à chaque état et/ou région2>  On observera plus bas dans le cas d’un pays comme l’Italie des réponses et mesures radicalement différentes entre deux régions comme la Lombardie et la Vénétie. La première suivant une approche graduelle et la seconde décidant des mesures radicales de confinement et la prise d’initiatives indépendantes des mesures prises par le gouvernement, notamment en matière de dépistage et de suivi des cas.

A l’aune de la «réponse chinoise»

Sitôt la situation chinoise révélée, les gouvernements de la région Asie-Pacifique et du monde entier commencèrent à commenter en l’appréciant ou la dépréciant la «réponse chinoise» jugée d’abord et avant tout comme étant le reflet d’un système politique et institutionnel propre à la Chine communiste. Une réponse forte avec le confinement d’une cité de 11 millions d’habitants telle que Wuhan – l’imposition ultérieure du port du masque et la poursuite pénale des contrevenants – semblait une proposition inédite, que seule la Chine était en mesure de déployer, suivant le centralisme de ses institutions.

Ainsi, dès que les premiers cas furent déclarés dans le reste de l’Asie, du Japon à la Corée, en passant par les archipels de l’Indonésie et des Philippines, on observa un contraste dans la variété des réponses et des moyens mis en œuvre, toutes moins radicales que le confinement intégral et total d’une ville ou d’une région, à l’exception de la République de Singapour. Le premier ministre japonais fut de la sorte mis au défi d’expliquer publiquement avec plus de transparence le relatif laxisme de son gouvernement par contraste aux mesures chinoises3> Nancy Snow, «Japan’s governement has failed coronavirus communications test» in Nikkei Asian Review, 21.02.2020.

Contrer le registre du sensationnalisme

On relèvera l’inadéquation du vocabulaire employé dès les premières semaines, sitôt les premiers cas connus en Europe, dans le nord de l’Italie (Lombardie), ainsi que sur le paquebot Diamond Princess, bloqué au port japonais de Yokohama le 4 février 2020, avec une population internationale assignée à résidence4> Rebecca Ratcliffe and Carmela Fondbuena, «Inside the cruise ship that became a coronavirus breeding ground», The Guardian, 06.03.2020. Les porte-paroles et divers médias usèrent du terme de «contamination» au lieu de «contagion», recourant à un lexique sensationnel en parlant de «virus tueur» et «virus mortel», de «situation effrayante» avec un langage imagé selon les expressions d’exceptionnalité, de gravité, «faisant froid dans le dos», etc. et une répétition du nombre ce cas d’«infection» et de décès, au lieu de recourir à une terminologie mesurée et plus pondérée dans un contexte d’inquiétude face aux inconnues liées au virus et à son mode de propagation (sa létalité variable d’un pays à l’autre)5> Voir l’analyse de contenus menée par S. Kan sur une centaine de journaux de langue anglaise (9387 articles analysés du 12.01 au 13.02.2020),  «The Conversation».

Ceci contribua dès le début du mois de mars à mettre les gouvernements du monde entier, après l’Asie, devant la nécessité d’une «priorisation» de l’information afin ne pas attiser la peur et l’angoisse. L’option chinoise d’un contrôle médiatique et de l’exercice de la censure contrastait avec les pays ayant adopté une approche de «déni» ou d’adaptation par immunisation de la population [stratégie de l’immunité collective] tels que la Grande-Bretagne, la Suède ou les Pays-Bas. La justification ultérieure d’un changement de posture dans le cas britannique se révéla coûteuse du point de vue politique et médiatique et ce, d’autant que le premier ministre Boris Johnson se retrouva atteint par le Covid-19 et forcé d’observer des mesures de quarantaine avant d’être hospitalisé le 6 avril, mesures auxquelles il avait refusé de souscrire publiquement quelques jours plus tôt.

 «Dispersion médiatique»

Cette seconde phase se caractérisa par une situation «dispersion médiatique», alors que les opinions étaient à la recherche d’information et de réponses. Ceci prit place alors que d’intenses consultations étaient menées en coulisse par les autorités politiques des Etats européens en lien avec des pools d’experts médicaux, mais ignorées du grand public. Un moment présentant le risque d’une rupture possible d’avec les stratégies de communication officielles, par opposition aux sphères de médias privés ou de l’internet. L’accroissement de la demande de réponses poussait chacun, à titre individuel et au sein de «silos» des réseaux sociaux (chambres d’écho) à consommer des «news» et à véhiculer une grande variété d’avis, parfois non fondés et souvent non vérifiés.

Ce fut le cas lorsque les premiers cas de Covid-19 furent détectés en Iran, en marge des deux foyers majeurs de la Chine et de l’Italie en Europe, donnant lieu à des théories et des spéculations sur les «bénéficiaires» potentiels des effets d’une pandémie.

L’analogie avec la situation de «guerre» fut mise en avant par le président français Emmanuel Macron, le président du conseil italien ainsi que les dirigeants anglais et étasuniens6>  Les autorités étasuniennes adoptèrent l’image de «Pearl Harbor» en allusion au bombardement japonais qui prit par surprise les forces américaines le 7 décembre 1941. La reine d’Angleterre Elisabeth II fit elle aussi allusion à la Seconde Guerre mondiale, en décrétant: «Nous vaincrons» le 5 avril 2020.. Une analogie qui, bien que discutable, permettait d’attirer l’attention sur la notion de «front commun» en appelant au sens de la solidarité, au moment où les tâches de l’Etat étaient en train de se démultiplier. Dans l’histoire, les épisodes de guerres, notamment lors de la Première Guerre mondiale, avaient démontré que les pays qui s’engageaient dans un conflit avec un fort soutien populaire, comptant sur des niveaux de représentation élevés et jouissant d’une grande légitimité par le partage de valeurs communes, étaient mieux à même de surmonter la crise, les pénuries et les sacrifices liés à une telle situation. Un haut degré de légitimité pouvait ainsi en temps de guerre, comme dans le cas présent, permettre de maximiser les efforts de la lutte commune en atténuant ses effets négatifs.

Visibilité d’une réponse concertée?

Un tel fractionnement, une telle dispersion de l’information, caractéristiques de cette seconde étape, ouvrirent une brèche potentielle dans les efforts initialement engagés par les autorités politiques, notamment dans les démocraties et, à plus forte raison, pour les systèmes fédératifs eux-mêmes contraints de coordonner plusieurs niveaux de souveraineté selon le principe de la subsidiarité. En Suisse, comme nous l’expliquerons plus en détails plus bas, il fallut prendre en considération les trois niveaux de pouvoir et d’autorité répartis entre l’Etat, les cantons et les communes, avant que la déclaration de l’«état de nécessité» du 16 mars, décrétant l’urgence sanitaire, ne vienne donner à l’exécutif du Conseil fédéral l’autorité légale nécessaire et suffisante pour lui permettre de coordonner les exécutifs cantonaux en même temps que les efforts de communication.

Les théories classiques de gouvernement furent invoquées pour expliquer comment les pays anglo-saxons de tradition libérale étaient, en théorie, plus enclins à suivre un modèle de gestion de crise ne requérant pas d’intervention étatique aussi radicale et centralisée que ne l’avait fait les Chinois. Au niveau européen, l’absence de mesures de solidarité visibles entre états membres fut interprétée par défaut comme une faillite institutionnelle, cependant qu’une action directe et rapide était dans les faits difficile à mettre en œuvre7> Voir par exemple Elisabeth Brw, «The EU is abandoning Italy in its Hour of Need» in Foreign Policy, 14.03.2020.. En prenant en compte le fait que le domaine de la santé n’est pas une compétence fondamentale de l’Union européenne, mais seulement une «compétence d’appui», la Commission européenne était de fait en seconde ligne après les Etats, forcée de répondre à leurs demandes, alors que ces derniers se trouvaient mobilisés dans la gestion de l’urgence au niveau national et local.

Les avis les plus critiques furent aussi les plus largement relayés dans les médias, notamment par d’anciennes personnalités et acteurs de la construction européenne, comme l’ex-président de la Commission européenne Jacques Delors qui dénonça le «danger mortel» qu’un manque de solidarité faisait peser sur le projet européen. Des propos amplifiés par le président du Parlement européen, l’italien David Sassoli, constatant l’isolement de son propre pays face à la difficulté à coordonner l’entraide au niveau du continent.

Urgence d’agir, urgence de communiquer

Les partis conservateurs et d’extrême droite s’engouffrèrent dans la brèche, faisant valoir leur argumentaire traditionnel anti-européen, dramatisant cette «paralysie inacceptable» là où celle-ci était aussi, et dans une large mesure, le reflet des différences de moyens des Etats et la conséquence du fédéralisme européen8>.  Le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC) n’a pas les mêmes compétences, ni les mêmes prérogatives que le Center for Desease Control (CDC) américain. Le 13 mars, les dirigeants de l’Union s’étaient pourtant réunis au sein d’un conseil extraordinaire de crise en visioconférence en montrant une prise d’initiative salutaire, mais insuffisamment communiquée au public. La Commission européenne avait aussitôt activé, sous la conduite de sa présidente Ursula Von der Leyen, un mécanisme de gestion de crise qui était doté d’une équipe de coordination politique composée des commissaires des domaines d’action directement concernés9> Le commissaire Janez Lenarčič nommé en qualité de coordinateur européen de la réaction d’urgence..

L’urgence avait empêché dans les faits la Commission européenne non pas d’agir, mais surtout de communiquer efficacement, sans parvenir à démentir les critiques infondées. Dès le 18 mars, la Banque centrale européenne (BCE) avait, à la suite des Etats-Unis, proposé un plan d’urgence de 750 milliards d’euros afin de contenir les effets économiques de la pandémie. Quelques jours plus tard, elle proposait, fait totalement inédit, de créer un nouvel instrument de soutien à l’emploi – adopté le 2 avril et baptisé «Support to Mitigate Unemployment Risks in an Emergency» (SURE) – doté de 100 milliards d’euros, qui ne pouvait pourtant atténuer le dégât d’image déjà causé par ses détracteurs sur le web.

Leçons italiennes

L’Italie fut de fait la première à mettre en lumière le rôle des facteurs structurels dans la détermination d’une réponse nationale efficace. Le gouvernement de Sergio Mattarella communiqua tardivement et de façon incomplète, tentant de gagner du temps. Dans l’improvisation qui caractérisa la réponse italienne, on assista à une faillite de la capacité de communication, pénalisant en retour la mise en œuvre des ressources permettant d’encadrer la population10> Pour un détail de l’analyse de la réponse italienne voir Gary P. Pisano, Raffaella Sadun and Michele Zanini, «Lessons from Italy’s Response to Coronavirus» in Harvard Business Review, 27.03.2020.. Un précédent qui allait servir aux autres acteurs européens, capables d’en tirer quelques leçons. Ce qui fut fait dans le domaine de la diplomatie publique au moment où se mettait en place un mouvement de solidarité, seul capable de juguler la flambée des cas de contamination.

De la «gestion fragmentée» à l’italienne qui, pour certains n’était autre que le reflet du régionalisme et pour d’autres d’un effritement de l’autorité du gouvernement italien amorcé bien avant la pandémie. Les autres pays d’Europe entrèrent en rang serrés avec la volonté de ne pas laisser échapper la situation. Ce qui fut le cas de la France qui mit en place, par contraste du cas italien, une réponse législative forte, en imposant un confinement et des limitations de voyager dès le 16 mars. Une réponse volontariste, rendue visible et solennelle, à la mesure de l’augmentation spectaculaire des malades et des décès dans l’Hexagone.

Vers une coordination transnationale

Les divergences de stratégies de diplomatie publique posèrent ainsi de manière ouverte la question de la possibilité de l’adoption d’une solution nationale, indépendante et propre face à un phénomène aux effets globaux. Les gouvernements européens, améliorant rapidement leur capacité de coordination et de consultations par des liaisons téléphoniques régulières, parvinrent à échafauder des solutions communes permettant d’assurer une visibilité accrue et un «mode d’action» palliant au fractionnement et à la tendance à la dispersion médiatique évoquée plus haut.

Bien que la marge de manœuvre n’ait pas été la même pour tous les gouvernements, on passa donc à une étape de coordination et de cogestion, qui influença en retour la manière de concevoir la communication publique. A l’exception des Etats-Unis qui suivirent leur approche unilatérale et qui furent les derniers, avec la Grande-Bretagne, à se ranger à une série de décisions communes de santé publique, finalement forts similaires à celles prises par les autres Etats.

La mise en place d’un consensus permit une coordination transnationale plus efficiente, parallèlement à la «solidarité de soins» qui prit place entre pays voisins capables de partager les ressources en soins. Les modes de prises de parole s’accordèrent grâce au recours aux canaux réguliers des médias nationaux – un facteur participant à rassurer la population – «rapprochant» les dirigeants sur un nombre restreint et donné de termes et via le recours à un lexique pondéré épousant plus étroitement la terminologie des experts – offrant par là à l’expertise médicale une place visible et une fonction inédite depuis les Guerres mondiales. L’apparition télévisée des ministres de la santé et des chefs de gouvernements répondant aux questions des auditeurs devint la règle.

Un tel «processus de cohésion» observé aux niveaux national et transnational permit en retour le renforcement du sentiment d’adhésion en suppléant à celui de crainte et de peur des premiers jours. Signe de la transition vers une nouvelle forme de normalité.

Pays tiers accusés d’instrumentalisation

Après une première quinzaine écoulée, et alors que les bulletins et rapports diffusés médiatiquement donnaient le nombre des cas ainsi que le taux de mortalité par région ou par pays, la comparaison des actions des divers pays et gouvernements et de leurs résultats devint chose courante. Les infographies du New York Times proposant des courbes dynamiques actualisées en direct et gratuitement disponibles pour tous. Une question s’imposait par-dessus les autres: dans quelle mesure, les pays tiers allaient-ils suivre un modèle de gestion de crise plutôt qu’un autre?

Dans ce que certains appelaient déjà une «bataille de narrations», la Chine prétendit la première offrir un modèle de sortie de crise, amorçant la reprise de ses activités sociales et économiques dès la fin mars, soit près de trois mois après son premier épisode viral11> Lire la transcription du débat de l’Atlantic Council [think tank étasunien spécialisé dans les relations internationales] du 25 mars 2020, «Is China winning the coronavirus response narrative in the EU?» avec les experts Dimitar Bechev, Sophia Besch, Ian Brzezinski, Michel Duclos, Katerina Sokou, Anna Wieslander.. Ainsi pour des pays habituellement stigmatisés par les démocraties occidentales libérales comme ne respectant pas les dispositions du droit international, la situation pouvait devenir une opportunité de «diplomatie publique» afin de se démarquer et de s’illustrer comme leader exemplaire et/ou solidaire.

Ce fut au tour de Cuba puis de la Russie d’apporter une aide médicale non seulement à l’Europe, et à l’Italie en particulier, mais aussi aux Etats-Unis, sous le regard des caméras du monde entier; la Chine envoya à son tour du matériel et des équipes médicales au sud de l’Europe, dont la Grèce, grande bénéficiaire en temps normal des investissements directs de Pékin12> 12 L’agence d’information chinoise Xinhua propose un canal thématique sur son site web qui médiatise la relation «Chine-Europe» et les efforts de l’aide chinoise à l’Europe..

Certains experts et autres organes-relais des discours de stratégie en Occident proposèrent alors une interprétation immédiatement politique de ces aides en les critiquant13> Voir notamment les interprétations géopolitiques du CSIS sur l’instrumentalisation chinoise de la crise Covid et les ambitions hégémoniques de Xi Jinping. Article de Michel J. Green, «Geopolitical Scenarios for Asia after Covid-19», Center for Strategic and International Studies, 31.03.2020 . Les pays communistes ou anciennes républiques populaires furent accusés d’instrumentaliser la crise sanitaire en tant qu’arme de diplomatie publique à leur avantage. Une telle accusation, si elle s’appuie sur la concordance des événements, n’offre cependant pas à elle seule une explication suffisante et complètement convaincante. Une critique mise à mal lorsqu’un cargo militaire russe délivra le 1er avril près de 60 tonnes de matériel médical à l’aéroport de New York-JFK, à la surprise d’une majorité d’observateurs. Les Etats-Unis reconnurent à la Russie une stature inédite depuis la fin de la Guerre froide en lui offrant l’occasion de faire la preuve, outre sa «généreuse solidarité», de l’efficacité de son soft power, contraignant le département d’Etat américain à reconnaître devant les caméras son impuissance à faire seul face à la crise14> Lire Laura Kelly, «US welcomes Russian delivery of medical supplies to New York» The Hill, 02.04.2020; ce fait est d’autant plus exceptionnel que le 23 février, soit à peine plus d’un mois plus tôt, Washington accusait la Russie de désinformation en ligne . Un fait unique dans l’histoire du pays et un démenti à son statut de superpuissance.

Dans le contexte de pandémie mondiale, on ne pouvait pourtant pas décemment reprocher à certains Etats de proposer des solutions et des efforts de collaboration absents ou inexistants chez d’autres. 15> Ce que fait Shadi Hamid, sous le titre «China is avoiding blame by trolling the World, Beijing is successfully dodging culpability for its role in spreading the coronavirus», revue The Atlantic, 19.03.2020. Les accusations s’appuyaient précisément sur le fait que des mesures de solidarité moins médiatisées existaient aussi au sein de pays voisins de l’Europe notamment. Une manière d’insister, pour ces observateurs parfois très partiaux, sur une seule ligne d’argumentation – niant l’ingénuité et la bonne fois de ceux qu’on accusait un peu vite de pratiquer «la diplomatie du masque»16>. Une expression qui s’impose dans tous les médias occidentaux face aux livraisons massives de masque par les autorités chinoises, volant au secours des états de la planète. En prêtant une arrière-pensée à ces actions. Le potentiel médiatique de la réussite du modèle d’action chinois, voir singapourien, n’enlevait rien à l’action décisive des principales industries chinoises afin de fournir des masques et autres instruments médicaux sur lesquels comptaient une majorité d’état dans le monde.

Instances onusiennes inaudibles

La crise révéla aussi comment, dès la fin mars, les institutions internationales telles que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ou l’ONU n’avaient pas réussi à faire entendre leur «voix» sitôt les premières semaines écoulées. En effet, les appels du secrétaire général Antonio Guteres, demandant de lever les sanctions contre les pays touchés et de cesser les hostilités dans les zones de conflits armés, restèrent lettre morte. Ces initiatives globales de réformes, engagées dans un contexte saturé et paralysé par l’urgence sanitaire, ne furent pas suivies d’effet. A l’instar des Etats-Unis refusant de lever le régime de sanctions contre l’Iran et le Venezuela et conservant leur embargo contre Cuba.

Lors d’une troisième phase de diplomatie publique, la formulation des contours d’une stratégie médiatique vit le jour au service du maintien du lien et de l’écoute du public. Ceci facilita non seulement la transparence dans la communication de l’expertise, mais l’apport de réponses quant aux retombées et aux effets des perturbations vécues par des millions d’individus, parfois de manière traumatisante sous la menace de la précarité. Il s’agissait alors non plus d’une approche générale, mais d’un effort visant à apporter des solutions ciblées pour chacun des groupes sociaux concernés et des perspectives de sortie de la crise.

 «Pédagogie citoyenne»

La chancelière allemande, Angela Merkel, fut celle qui alla le plus loin dans sa communication lorsqu’elle proposa de «dire la vérité» à ses concitoyens, en donnant pour la première fois des chiffres élevés de diffusion de la maladie, là où ses homologues européens se contentaient d’allusion plus vagues en déléguant cette responsabilité aux médecins.

L’analogie avec la situation de «gestion de guerre» correspond au moment où les Etats, devenus omnipotents, durent encadrer l’opinion et soutenir le moral de la population en influençant directement ou indirectement la presse, en plaçant des messages et des intervenants sur les ondes et dans les journaux. Dans la crise du Covid, ceci fut ponctué par des encouragements et félicitations visant à renforcer les mesures adoptées en vue d’une plus large acceptation.

Les canaux des chaînes de télévisions nationales jouèrent alors un rôle pivot, en tant que liaison afférente et déférente, dans la diffusion d’une pédagogie citoyenne – en répétant la longévité de l’effort commun tout en insistant sur la cohérence des mesures prises par la médiatisation des actions des acteurs sur le terrain, des réactions du public à chaud et des institutions économiquement touchées, résonnant comme une «chambre d’échos» des préoccupations citoyennes.

La stratégie de diplomatie publique des Etats dotés de structures politiques fédérales, comme l’Allemagne ou la Suisse, se révéla instructive face à des modèles privilégiant le centralisme. Les autorités politiques de ces pays surent démontrer leur flexibilité et leur capacité de coordination, mettant en «collaboration», plutôt qu’en concurrence, les différents niveaux de compétence fédérales.

Gestion fédéraliste

Le cas suisse présente ainsi une singularité propre à son fédéralisme, d’un exécutif à sept conseillers fédéraux qui adoptèrent des mesures graduelles et progressives, par pallier. Une telle stratégie, parfois critiquée pour son manque de courage, présentait au contraire l’avantage d’instaurer une adhésion plus générale et plus large au sein du tissu social face aux mesures préconisées. Par l’acceptation de la règle essentielle de la délégation quand celle-ci respectait le principe de proximité et par la valorisation de l’expertise en la mettant au centre de la stratégie de communication. L’urgence sanitaire justifiant par la suite l’abandon du pouvoir décisionnel des cantons et communes, sans pour autant nier leur part d’autonomie et leur marge de manœuvre dans l’application.

Le Conseil fédéral conféra le poids et la visibilité collective d’un gouvernement à sept membres mené par une femme présidente (Simonetta Sommaruga). Il se distinguait de la plupart des systèmes présidentiels qui tendaient à isoler pour la personnifier la parole du ou de la chef-fe de l’Etat face à la nation. En plus de conférer une légitimité importante en tant que corps représentatif, cette mise en image de la solidarité effective eut un effet qui ne peut être négligé. A la différence des Etats-Unis où les principaux médias libéraux (abc, CNN, CBS) choisirent de censurer la parole du président Trump pour la cécité de ses propos jugés trop peu fiables, en Suisse, le ministre de la Santé Alain Berset se présenta «avec humilité» en relayant les paroles d’experts médicaux dotés d’un fort taux de crédibilité.

La production en Suisse de clips télévisuels «nous» – diffusant le mot d’ordre de solidarité et de cohésion – contribua à ce sentiment d’adhésion. L’initiative fut ainsi diffusée, répartie entre les secteurs et les niveaux de représentativité jusqu’aux citoyens appelés à remplir un rôle. Avec une intervention sollicitée des humoristes et figures nationales, tel Roger Federer. Cette phase est caractérisée par la diversification des activités marquant la reprise de l’initiative dans le champ de la communication et non plus seulement de la réaction.

Dans le cas allemand et le cas suisse, on assista en outre à une collaboration facilitée des secteurs privés et publics, suppléant le climat de compétition, qui se révéla déterminante dans l’adaptation de la réponse, de la prise en charge des malades, et l’amélioration des structures de soins, et ce, en fonction de la culture politique fédérative de ces pays. Une donnée fondamentale, participant à une communication réussie, au moment où le besoin de solidarité se fit le plus sentir. Cette réponse offre une adéquation entre les besoins et les réponses à chacun des niveaux de la société, donnant une image positive et rassurante pour les opinions.

Gestion d’une nouvelle normalité

La quatrième et dernière phase, engagée les premiers jours d’avril, présenta pour la plupart des Etats un défi de gestion sur le long terme de cette nouvelle normalité, en attendant le retour potentiel à une situation dont il est difficile de prévoir les coûts tant humains, qu’économiques ou sociaux. Le fait que les opinions aient retrouvé une certaine confiance et aient réussi à aménager leur quotidien ne signifie pas encore la prise en compte complète des moyens nécessaires à la stabilisation et au retour à la «normale». Dans une conjoncture de récession probable, quelles seront les conditions de réouverture des canaux d’échanges commerciaux?

Le contexte présent et à venir devra tout autant pallier à la résurgence ou à un accroissement possible de tensions ou de conflits inter et intra-étatiques, dans une situation ou le cadre de référence des relations diplomatiques inter-étatiques aura immanquablement changé. Loin de se limiter à la mise en opposition de «modèles» de gestion de la crise liée au Covid-19, il sera nécessaire d’accroître les collaborations permettant d’échafauder des réponses globales et non pas locales.

La situation se révéla plus problématique pour des pays peu habitués à des collaborations de type non-concurrentiel entre les secteurs public et privé, comme ce fut le cas des Etats-Unis. En l’absence de système de santé solidaire, les premières semaines révélèrent les clivages et mésententes, dans le contexte de divisions partisanes déjà profondes, liées aux contrecoups de la procédure de destitution du président Donald Trump et des élections présidentielles. Le président étatsunien et les membres de son cabinet n’hésitèrent pas à parler du virus Covid-19 comme d’un «hoax» (canular), désavouant les autorités du Center for Disease control (CDC) autorité médicale en charge du dossier. Le même Centre for Disease control avait refusé de recourir aux tests mis en place par les Allemands et déjà adoptés par tous les pays de l’UE. Au contraire de ce qui s’était produit en Europe, les différents Etats des Etats-Unis s’engagèrent dans un processus de concurrence et d’enchère pour l’achat de matériel médical17> «Competition among state, local governments creates bidding war for medical equipment», abc news, 03.04.2020..

L’écueil de la non-transparence

Sans parvenir à établir la validité de telle ou telle assertion sur les réseaux sociaux, on put constater qu’en l’absence de preuves, la rumeur risquait de prendre le statut de «nouvelle»: la frontière entre l’information et la «fausse nouvelle» devenant le nerf de cette crise – démontrant par là l’importance de l’accès aux sources, qui fut compromis par les rivalités latentes, ces «conflits de narration» dont nous venons de donner des exemples.

D’autres accusations furent portées par le climat de rumeurs ou par des interprétations conflictuelles, notamment lorsque certains médecins italiens accusèrent les Russes de l’envoi de matériel médical inutile; ou lorsqu’on dénonça aux Etats-Unis le gonflage artificiel du nombre de respirateurs disponibles ou en commande; voire dans le cas chinois quand on évoqua, sans chiffres à l’appui, un nombre de malades et de morts très inférieur aux estimations indépendantes.

Les exemples cités démontrent de quelle manière les efforts de diplomatie publique ont pu, dans le cas de la pandémie actuelle, se retourner contre certains de leurs architectes, dans le cas où les paroles ne s’accordaient pas aux actions ou que ces actions étaient déterminées par des choix et des logiques non transparentes. Les «effets d’annonce» non suivis d’effets dévalorisèrent l’image et la crédibilité des acteurs concernés, ainsi que leur propre diplomatie publique.

Dans les cas où l’armée fut appelée en renfort, dans des opérations de logistique et de soutien, leur médiatisation contribua à renforcer ces efforts. Cependant quand, dans des cas limités, cette mise en scène de l’aide se révéla par la suite être sans fondement, l’effet fut dévastateur pour les autorités. C’est ce qui se produisit avec le déploiement du navire-hôpital USNS Comfort sur les docks de New York, une mesure très largement insuffisante avec son millier de lits, sans rapport avec les besoins réels, incapable de délester la surcharge des centres hospitaliers de la métropole.

Le choc des diplomaties publiques et des interprétations concurrentes portent en lui un potentiel d’effets désastreux manifestes dans la perte de crédibilité des autorités et l’affaiblissement du degré de cohésion du corps social vis-à-vis de ses dirigeants.

Perspective de sortie de crise

On comprend ainsi que c’est la conjonction de plusieurs facteurs qui a produit des stratégies de diplomatie publiques effectives. C’est d’abord le facteur temps qui a compté, autant que la prise en compte objective des moyens et ressources à disposition, doublée de la capacité à mettre en adéquation la parole aux faits sur le terrain. Ceci dans chacune des phases décrites ci-dessus. Les gouvernements sont parvenus avec plus ou moins de succès à gagner une crédibilité auprès des opinions, face aux formes de réactions de peur générées par la désinformation et les rumeurs. Ces facteurs ont, comme on l’a étudié au travers des exemples fournis, façonné la capacité des autorités politiques à générer non pas une «réponse ponctuelle», mais une véritable stratégie de diplomatie publique sur le long terme à la mesure de la pandémie.

En cela, l’expérience actuelle de la pandémie présente des similitudes avec les systèmes de communication mis en place durant les guerres mondiales du passé. Les moyens mis en œuvre dans le cas suisse offrent un excellent exemple de coordination et d’optimisation des ressources en temps de crise; de la force du recours à la légitimité des institutions; de la vigueur du lien avec les membres constituant le corps politique, y compris les citoyens, dans ce contexte de bouleversement. Le recours à l’armée s’est révélé un atout majeur, sans pour autant se substituer aux autorités civiles.

Selon l’angle de la diplomatie publique, il est important de souligner que la perspective d’une «victoire» ou d’un chemin vers une sortie concrète de la crise, comme ce fut le cas lors des épisodes de guerres, permet de renforcer la crédibilité en même temps que la valeur subjective des mesures proposées, et ainsi de maintenir un espoir malgré les pertes et les sacrifices encourus.

Arme à double tranchant

L’enjeu de communication s’est révélé comme un aspect central de cette crise, rendant les acteurs vulnérables face à l’aspiration une gestion médiatique totalisante. Toutes les solutions échafaudées présentent aussi de potentielles dérives vers l’emploi de technologies afin notamment de dépister et de surveiller par le recours au traitement des données électroniques personnelles. De telles pratiques, si elles n’enfreignent pour l’heure pas les libertés individuelles quand elles préservent l’anonymat, n’en ouvrent pas moins de possibles abus, tout comme les tentations actuelles, pour certains régimes autocratiques, de profiter de la situation d’exception et d’urgence afin de promulguer des législations anti-démocratiques.

La diplomatie publique est elle-même s’est révélée de plus en plus comme une diplomatie digitale capable autant de favoriser le dialogue et la cohésion que d’accentuer les fractures et les divisions lorsque celle-ci était mal gérée.

Notes[+]

Version longue de l’article paru dans notre édition du jeudi 23 avril.

Jérôme Gygax est docteur en histoire et politique internationale, auteur de «Diplomacy and culture in the European Union global strategy» in Routledge Handbook of Public Diplomacy, New York, Routledge, 2020.

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