La Suisse accueille de nombreux requérants d’asile, hommes, femmes et enfants, au parcours souvent long et traumatisant, qui arrivent tous avec la même attente: trouver un lieu de vie sûr. Pourtant, cette Suisse semble parfois s’emmurer dans l’indifférence et l’oubli du respect des droits humains. L’objectif de cet article est de dresser un état des lieux de la situation migratoire actuelle, tout en interrogeant la politique et les méthodes de renvoi appréhendées sous l’angle de leurs impacts sur la santé. Par ce plaidoyer, nous espérons informer et sensibiliser nos pairs ainsi que tous les corps de métiers en contact avec ces populations sur cette problématique migratoire souvent méconnue, qui peut prétériter la prise en charge globale des requérants d’asile.
Processus d’asile et renvois forcés
La demande d’asile traduit la volonté d’une personne de bénéficier d’une protection contre les persécutions ou les discriminations subies dans son pays d’origine ou son lieu de vie. Selon le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM), plus de 16 000 demandes ont été enregistrées en Suisse entre janvier et juillet 2024. Environ 20% de ces requêtes concernaient des demandes secondaires, faisant suite à des demandes d’asile déjà enregistrées (naissance ou regroupement familial par exemple).1>Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM). Asile: statistiques de juillet 2024, [En ligne]. Pendant cette période, hormis les demandes spéciales de protection pour les personnes provenant d’Ukraine, les pays les plus représentés étaient l’Afghanistan, la Turquie, l’Erythrée et la Syrie.
Une fois la demande d’asile déposée, le SEM doit se positionner sur le statut accordé. Toutefois, pour les requérants d’asile qui ont transité par un état tiers européen, cette demande ne peut être analysée en Suisse en raison du Règlement Dublin III, dont l’objectif est de garantir qu’une demande d’asile ne fera pas l’objet d’un examen dans deux Etats en même temps (voir Lexique). Dans ce cadre juridique, la Suisse rend alors une décision de non-entrée en matière (NEM) et dispose de 6 mois pour exécuter le transfert du requérant vers le pays reconnu comme responsable de l’examen de sa demande2>Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM). La procédure Dublin [En ligne].. La Suisse applique ces accords, bien que les conditions d’accueil et les normes sanitaires dans certains de ces pays tiers soient, la plupart du temps, insuffisantes et déficientes, avec un risque de violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH)3>Cour européenne des droits de l’homme. Convention européenne des droits de l’homme [En ligne].. En outre, si la personne a essayé de se soustraire au renvoi ou dans certains cas si elle est hospitalisée, le délai de transfert peut être prorogé jusqu’à 18 mois, allongeant la précarité, la pénibilité de l’attente et l’insécurité en lien avec l’expectative du renvoi.
En Suisse, toutes les personnes en procédure d’asile ainsi que les personnes admises à titre provisoire ont droit à l’aide sociale. En cas de NEM, les requérants n’ont plus accès à cette prestation. Conformément à l’article 12 de la Constitution fédérale, l’Etat est obligé d’assurer une aide permettant de mener une vie conforme à la dignité humaine sans recourir à la mendicité4>Confédération Suisse. Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 [En ligne].. C’est ce que l’on appelle l’aide d’urgence, qui couvre le minimum vital, incluant l’hébergement, les soins médicaux de base ainsi qu’un montant destiné à la nourriture, l’habillement et l’hygiène, variant entre 8 et 12 CHF par jour selon les cantons5>Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM). Aide d’urgence [En ligne].. Sous ce régime, les personnes sont dans l’impossibilité d’exercer une activité rémunérée. En raison de ces conditions de vie extrêmement précaires d’un point de vue socio-économique, une lettre ouverte de différentes disciplines médicales a été adressée aux autorités suisses en 2020 puis 2022, afin de mettre fin à ces conditions décrites comme inhumaines et préjudiciables pour la santé6>Ruckstuhl U, et al. Das Nothilfesystem für abgewiesene Asyl-Suchende – ein Bericht zu den psychischen Gesundheitsfolgen [En ligne]. 2020..
A cela s’ajoutent les renvois sous contrainte durant lesquels des dérives ont fréquemment été signalées par la Commission nationale de prévention de la torture (CNPT) et par des associations civiles et médicales.7>Commission nationale de prévention de la torture (CNPT). Résumé du rapport de la Commission nationale de prévention de la torture (CNPT) relatif au contrôle des renvois en application du droit des étrangers [En ligne]. 2023.8>Piller Carrard V. Renvois forcés et mesures de contraintes sur mineurs [En ligne]. 2012.9>Humanrights. Les violations des droits humains dans les centres fédéraux d’asile pas suffisamment éclaircies. 2022. [En ligne] Il s’agit notamment de l’administration forcée de médicaments, l’utilisation d’entraves (menottes) sur des enfants ou des femmes enceintes ou allaitantes, ainsi que de fouilles à nu ou sur des enfants10>Commission nationale de prévention de la torture (CNPT). Résumé du rapport de la Commission nationale de prévention de la torture (CNPT) relatif au contrôle des renvois en application du droit des étrangers [En ligne]. 2023.11>Dupont S. A Lausanne, un garçon de treize ans est menotté pour un renvoi forcé [En ligne]. 2014 (cité le 22 août 2024). en dépit des préoccupations du Comité contre la torture de l’ONU relatives aux violences policières et à l’application du principe de non-refoulement.12>ONU. Comité contre la torture – compte rendu de séance [En ligne]. 2023.
De plus, le canton de Vaud utilise actuellement l’assignation à résidence pour organiser les renvois par escorte policière, avec obligation de rester sur son lieu de résidence entre 21h et 7h du matin13>Observatoire romand du droit d’asile et des étranger·èrexs (ODAE). Liberté de mouvement des requérant-e-s d’asile entravée [En ligne]. 2018 (cité le 22 août 2024).. Cette situation, qui peut durer jusqu’à 6 mois, est une violence psychologique qui s’ajoute aux traumatismes migratoires en particulier au syndrome de stress post-traumatique. Sur la base d’éléments anamnestiques rapportés, des familles vivent ainsi dans la peur; chaque nuit, à chaque bruit, les angoisses des parents se répercutent sur les enfants, sans compter le climat de stupeur et de désolation qui persiste après chaque renvoi au sein des autres familles restées sur place. Les mineurs déjà scolarisés se voient alors une nouvelle fois déracinés avec des répercussions somatiques et mentales qui contreviennent aux droits de l’enfant14>Unicef. Guidance to respect children’s rights in return policies and practices [En ligne]. 2019..
Les hommes seuls peuvent, quant à eux, être placés en détention administrative afin de garantir le renvoi. Ce genre de détention, qui peut durer jusqu’à 18 mois, dépasse largement les standards européens15>Journal officiel de l’Union européenne. RÈGLEMENT (UE) No 604/2013 DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL. 2013. [En ligne]. et est parfois exécutée dans un établissement pénitentiaire malgré l’absence d’infraction pénale. Cette privation de liberté, justifiée par les autorités au nom de la sécurité et de la gestion migratoire, contrevient aux normes internationales et soulève de nombreuses questions éthiques et juridiques. Plusieurs rapports, dont celui de la CNPT, ont pointé du doigt cette situation16>CNPT. Détention administrative en application du droit des étrangers [En ligne].17>Bréchet Bachmann AC, Wolff H. Migration et détention administrative: les défis pour la pratique médicale. Revue Médicale Suisse. 2022 Jul 6;18(789):1358-60.. De plus, cet amalgame entre requérants en situation irrégulière (NEM ou Règlement Dublin III) et personnes ayant commis une infraction pénale alimente une perception erronée et stigmatisée des requérants d’asile, renforçant les préjugés et l’hostilité de l’opinion publique envers ces populations. A cela s’ajoutent le sentiment d’impuissance, l’isolement social et l’angoisse, qui aggravent les traumatismes psychologiques dont souffre déjà cette population avec un risque non négligeable de décompensation psychique et de mise en danger18>Bréchet Bachmann AC, Wolff H. Migration et détention administrative: les défis pour la pratique médicale. Revue Médicale Suisse. 2022 Jul 6;18(789):1358-60.19>Blackmore R, Boyle JA, Fazel M, et al. The prevalence of mental illness in refugees and asylum seekers: a systematic review and meta-analysis [En ligne]..
Lexique de l’asile en Suisse
Règlement Dublin III
Texte normatif de 49 articles de l’Union européenne (UE) constituant un cadre juridique dont l’objectif est de déterminer, selon différents critères, quel Etat membre de l’UE est responsable et compétent pour examiner et traiter une demande d’asile. Les Etats Dublin regroupent tous les Etats membres de l’UE ainsi que les quatre Etats associés (Suisse, Norvège, Islande et Principauté de Liechtenstein).
Non-entrée en matière (NEM)
décision des autorités d’écarter un dossier sans examiner les motifs invoqués par la personne requérant l’asile, parce que celle-ci a transité par un Etat membre de l’accord de Dublin (NEM-Dublin) ou par un Etat tiers dit «sûr», ou parce que sa demande est considérée comme «manifestement infondée». Une NEM ne confère aucune protection.
Article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH)
Base juridique interdisant aux Etats de pratiquer la torture ou de soumettre une personne relevant de leur juridiction à des peines ou des traitements inhumains ou dégradants.
Aide sociale
En Suisse, toutes les personnes en procédure d’asile (permis N) ainsi que celles admises à titre provisoire (permis F) et celles titulaires d’une protection spéciale (statut S) sont soumises au principe de l’aide sociale, qui vise à garantir aux personnes ne pouvant vivre de leurs propres moyens les conditions d’une existence digne. Les montants alloués aux personnes relevant du domaine de l’asile sont inférieurs à ceux destinés aux résidents de Suisse.
Aide d’urgence
L’aide sociale est supprimée pour les personnes faisant l’objet d’une non-entrée en matière. Ces personnes ne reçoivent plus que l’aide d’urgence, qui est octroyée dans la mesure du possible sous forme de prestations en nature.
Assignation à résidence
Obligation de rester dans un territoire déterminé à des heures définies, généralement ordonnée après le prononcé d’une expulsion, et possible même lorsque le renvoi ne l’est pas, pour autant qu’un départ volontaire soit théoriquement envisageable.
Détention administrative
Mesure de contrainte avec restriction de la liberté personnelle, telle que prévue à l’article 10 al. 2 de la Constitution fédérale suisse et à l’article 5 de la CEDH, visant à assurer l’exécution du renvoi des personnes étrangères sans titre de séjour valable. Introduite en Suisse en 1986 (la loi prévoyait alors un maximum de 30 jours de détention), elle a ensuite fait l’objet de durcissements, notamment en 1994 avec l’extension de la durée et des motifs de détention. Cette mesure n’est en rien liée à un crime ou à une enquête d’ordre pénal et ne revêt pas de caractère punitif. Elle ne doit donc pas être confondue avec la détention pénale.
Source: Secrétariat d’Etat aux migra-tions (SEM). La procédure Dublin.
*Dre Nathalie Tebib20>Département vulnérabilités et médecine sociale, Unisanté, Lausanne., Dr Rainer Tan21>Département vulnérabilités et médecine sociale, Unisanté, Lausanne., Marie Verburgh22>Département vulnérabilités et médecine sociale, Unisanté, Lausanne., Jérôme Veillerot-Weber23>Département vulnérabilités et médecine sociale, Unisanté, Lausanne., Dr Yoris Demars24>Département vulnérabilités et médecine sociale, Unisanté, Lausanne., Dr Christopher Hasler25>Département vulnérabilités et médecine sociale, Unisanté, Lausanne., Dr Régis Marion-Veyron26>Département des policliniques, Unisanté, Lausanne., Dr Kevin Morisod27>Département vulnérabilités et médecine sociale, Unisanté, Lausanne., Brigitte Pahud-Vermeulen28>Département vulnérabilités et médecine sociale, Unisanté, Lausanne., Dre Sarah Depallens29>Service de pédiatrie, Département femme-mère-enfant, CHUV, Lausanne., Dr Constantin Bondolfi30>Département vulnérabilités et médecine sociale, Unisanté, Lausanne. et Pr Patrick Bodenmann31>Département vulnérabilités et médecine sociale, Unisanté, Lausanne. Titulaire de la Chaire des populations en situation de vulnérabilité-FBM-Unil, Lausanne..
Notes