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Travail: les permis S et puis les autres

L’annonce officielle d’un taux d’emploi «deux fois plus élevé» chez les titulaires de permis S – les réfugié·es d’Ukraine – par rapport aux réfugié·es relevant d’un autre statut ne passe pas dans les milieux de défense des migrant·es. La revue Vivre Ensemble dénonce une communication «biaisée et stigmatisante», qui alimente les tensions sociales. Explications.
Travail: les permis S et puis les autres
HERJI
Asile

Dans un communiqué du 23 août 20221>«Ukraine: intégration dans le marché du travail supérieure à la moyenne pour les bénéficiaires du statut de protection S», communiqué du Département de justice et police, 23.08.22., le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) s’est félicité de la bonne intégration sur le marché du travail des réfugié·es d’Ukraine bénéficiaires du statut S [dont la protection vient d’être prolongée jusqu’en mars 2024]: «Ce taux d’emploi de près de 11% est presque deux fois plus élevé que celui des réfugiés reconnus et des personnes admises à titre provisoire, qui avoisine les 6%.» Si la parade vise certainement à répondre aux critiques de partis de droite qui demandent de limiter les attributions de permis S et aux milieux patronaux qui en demandent la prolongation, elle repose toutefois sur une rhétorique plus que questionnable: celle de mettre en concurrence des populations en opposant leurs «bons» et «mauvais» scores, alors qu’on les a volontairement placées dans des conditions structurelles qui n’ont précisément rien de comparable.

Reprise du communiqué, la statistique du taux d’emploi fait mouche dans les médias, comme l’exemplifie le titre du site d’information Albinfo, copier-coller de celui du SEM: «Ukraine: intégration dans le marché du travail supérieure à la moyenne pour les bénéficiaires du statut de protection S»2>27.08.22, Albinfo.ch. Personne par contre ne semble avoir relevé la note de bas de page figurant sur la fiche d’information qui accompagne le message du SEM: «Les chiffres sont comparables sous réserve de différences au niveau du contexte, des qualifications personnelles et des conditions d’admission sur le marché du travail.»3>SEM, fiche d’information: «Intégration professionnelle des bénéficiaires du statut de protection S». Un constat que nous confirme la porte-parole du SEM: «En effet, il n’est pas possible d’effectuer une comparaison statistique pertinente entre les deux groupes de personnes, en raison des conditions-cadres différentes.»4>Echange d’emails entre Vivre Ensemble et la porte-parole du SEM, 24.08.22. Malgré ce constat, les analogies sont utilisées, faisant fi de travers statistiques importants.

Relevons d’abord que la comparaison – 11% versus 6% – ne porte que sur les six mois après l’obtention du permis S versus F [personnes admises provisoirement] ou B [réfugiées]. Or les droits dont bénéficient les permis S favorisent de fait une insertion professionnelle bien plus rapide: choix initial facilité du canton de résidence, accès au travail immédiat dans toute la Suisse, hébergement privé privilégié, déplacements facilités dans et hors de Suisse… Autant d’éléments favorisant le développement de réseaux, l’apprentissage de la langue et l’intégration sociale. Lors d’une procédure d’asile ordinaire, l’objectif est à l’inverse de limiter les contacts avec la société civile et de retarder les mesures d’intégration: maintien dans des centres fédéraux éloignés de toute agglomération et semi-fermés pendant plusieurs mois, attribution cantonale ne tenant pas compte des liens personnels et familiaux préexistants, ni d’une connaissance de la langue, interdiction de travail durant les 3 à 6 premiers mois de séjour.

Tout ceci concourt à rendre plus difficile l’intégration dans un tissu social ou professionnel. La porte-parole du SEM souligne d’ailleurs que «pendant la procédure d’asile (statut N, demandeur d’asile), l’accès au marché du travail est limité et n’est pas une priorité.»5 Après des périples souvent dangereux, traumatisants, l’oisiveté forcée, cette mise sous tutelle administrative et sociale, associée aux difficultés à faire reconnaître diplômes et expérience, concourent à une démobilisation et à une déqualification. Combien de témoignages d’accompagnant·es assistant impuissant·es à une dégradation de l’état de personnes pourtant pleine de ressources et de motivation à leur arrivée?

Une population volontairement différenciée

Si une comparaison était vraiment de mise, l’impact du message des autorités aurait pu être moins stigmatisant si les autorités avaient fourni le taux global d’activité de ces deux populations, que l’on trouve aisément dans les statistiques du SEM. A fin juillet 2022, l’ensemble des personnes titulaires d’un permis F depuis sept ans et moins connaissent un taux d’activité de 47,5%5>SEM, Effectif des personnes admises à titre provisoire (permis F) avec activité lucrative, 6-22, 31.07.22, taux qui se situe à 41% pour les réfugié·es statutaires (permis B) dans les cinq premières années après l’obtention du statut6>SEM, Effectif des réfugiés reconnus avec asile (permis B) et activité lucrative, 6-23, 31.07.22.. Des chiffres qui contredisent la vision dépréciative de l’intégration professionnelle des personnes titulaires d’admission provisoire ou du statut de réfugié.

Il aurait également été de bon ton de rappeler que le taux d’activité des titulaires du permis S doit beaucoup à l’engagement des autorités en faveur de leur accueil et leur intégration. S’il est à saluer, il faut rappeler ici à quel point il se distingue de celui réservé aux autres réfugié·es, et ceci depuis des décennies, poussant davantage au rejet qu’à l’accueil. Une étude sur les réfugié·es arrivé·es en Allemagne entre 2013 et 2016 montre que les conditions économiques et l’attitude à l’égard des nouveaux arrivant·es sont des déterminants importants dans leur intégration socio-économique7>T. Panchenko, «Prospects for Integration of Ukrainian Refugees into the German Labor Market: Results of the ifo Online Survey», Dice Data Analysis, 2022..

Dès le début de la guerre, des appels à la solidarité ont été lancés aux citoyen·nes, mais aussi spécifiquement aux employeur·euses et aux partenaires sociaux, qui ont répondu présent. L’Union patronale suisse8>Sotomo, «Intégration au marché du travail des personnes bénéficiant d’un statut de protection S. Enquête auprès des entreprises», août 2022. souligne d’ailleurs que c’est à cet élan que le patronat a réagi: «L’enquête montre que 56% des entreprises suisses sont, en principe, intéressées par l’embauche de réfugiés d’Ukraine. Près d’une sur dix en a déjà engagé et dans leur grande majorité (85%), elles sont satisfaites des prestations de ces personnes. Un de leurs principaux mobiles est la possibilité de contribuer ainsi à l’effort de solidarité.»

Dans leur discours, les autorités ont aussi avancé l’idée que les titulaires du permis S étaient plus diplômé·es. Alors pourquoi la statistique du taux d’activité des Ukrainien·nes titulaires d’un permis F est-elle plus basse que la moyenne générale des permis F9>SEM, Effectif des personnes admises à titre provisoire (permis F) avec activité lucrative, 6-22, 31.07.22? Est-ce à dire qu’il s’agit avant tout d’une question de statut, et que la nationalité n’entre pas tellement en ligne de compte? A-t-on évalué le niveau de qualification des personnes issues de l’asile arrivées en Suisse ces dernières années? Une demande d’amélioration de la récolte et du traitement de ces données fait justement l’objet d’un postulat aux chambres fédérales10>Postulat 22.3393 «Collecter et utiliser les compétences des réfugiés», S. Locher Benguerel, M.-F. Roth Paquier, 29.04.22.. Il est intéressant de relever que, selon une évaluation réalisée auprès de 700 personnes détentrices de permis F ou B par le Bureau d’intégration des étrangers du canton de Genève11>Evaluation réalisée par le Bureau pour l’intégration des étrangers (BIE) du canton de Genève, basée sur des bilans de compétences menée auprès de 700 personnes détentrices de permis F ou B-réfugié, 2018-21., 45% avaient achevé des hautes études ou une formation professionnelle avant d’arriver en Suisse. En outre, les trois quarts avaient plus de trois ans d’expérience professionnelle et un quart plus de dix ans. Il serait donc temps d’arrêter de faire croire que les personnes réfugiées extra européennes ne sont ni diplômées ni expérimentées.

La cohésion sociale fragilisée

Last but not least, il faut rappeler que les secteurs dans lesquels les réfugié·es d’Ukraine ont été engagé·es sont ceux dans lesquels il existe depuis la pandémie une pénurie criante: hôtellerie, restauration et informatique notamment. Un «contexte» qui, allié à l’appel des autorités à la solidarité, a été plus que favorable à l’embauche. Le besoin de combler une pénurie de main-d’œuvre apparaît d’ailleurs comme le deuxième motif d’embauche de titulaires de permis S cité par les entreprises de l’étude susmentionnée.

Au-delà d’un effet de communication malvenu, de tels propos de la part des autorités creusent un fossé destructeur. Les professionnel·les de terrain alertent depuis plusieurs mois sur l’incompréhension ressentie par les populations accueillies face à des traitements différenciés. Selon Javier Sanchis, psychothérapeute et coordinateur pour la santé mentale des migrant·es précarisé·es du canton de Vaud, «[…] les requérant·es d’asile qui ne viennent pas d’Ukraine, qui sont là ou qui vont arriver, vont continuer à être exposé·es à des procédures d’asile longues et pénibles. A cette pénibilité s’ajoute le constat qu’ils et elles ne sont pas traité·es comme les autres. On est vraiment en train de créer un problème.»12>Interview de Javier Sanchis Zozaya, «Santé mentale: les enjeux de l’accueil des réfugié·es d’Ukraine», Vivre Ensemble 187, avril 2022.

Au lieu de désamorcer les choses, la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter, en charge de la justice et police, semble les attiser dans les médias. Ici dans Watson: «Tout d’abord, je tiens à préciser que le taux d’activité des réfugiés ukrainiens est plus élevé que celui des autres groupes de réfugiés.» Mais également: «Ce désir de retourner dans leur pays caractérise clairement les Ukrainiens par rapport à d’autres groupes de réfugiés.»13>Interview de Karin Keller-Sutter: «Le désir de rentrer chez eux caractérise les réfugiés ukrainiens», Watson, 13.07.22. Comme si l’exil forcé vécu par les Afghan·es, Syrien·nes, Kurdes, Iranien·nes, etc. n’était pas empreint du deuil d’avoir dû tout abandonner. Pourquoi cette mise en concurrence de populations précarisées suite à leur déplacement?

Distribuer des médailles à des personnes ayant bénéficié d’un accueil privilégié en rabaissant leurs vis-à-vis qui peinent à se défaire des obstacles que les autorités leur ont elles-mêmes imposés est se tirer une balle dans le pied. En effet, ce discours manifeste un mépris certain pour le travail mené par de nombreuses structures privées et publiques d’intégration. L’exemple ukrainien montre que l’accès à l’emploi est bien plus déterminé par le contexte politique et l’existence ou non de mesures visant à l’encourager que par les qualifications des individus. Le reconnaître permettrait de souligner l’importance d’un accueil digne et capacitant pour toutes les personnes réfugiées.

Notes[+]

* Article et illustration parus sous le titre «Insertion professionnelle des Permis S – une communication discriminante et sans fondement» dans Vivre Ensemble, revue d’information sur l’asile, no 189, sept.-oct. 2022.

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