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Culture ambulante

Chroniques aventines

Il y a quelques mois se tenaient, à Genève, les états généraux des itinérances artistiques. Organisé par le Centre international pour les théâtres itinérants, la compagnie Les Artpenteurs et la Fête du Théâtre, ce plénum fut l’occasion, pour nous, d’interroger l’itinérance dans son rapport à la démocratie.

Même infime, le déplacement est toujours un décentrement. Enfant, je disais «bonjour» à chaque âme croisée au hasard des ruelles de Saint-Blaise (le village de mes jeunes années) et je me rendis rapidement compte que dans la «vaste» ville voisine (Neuchâtel!) d’autres codes avaient cours: un certain anonymat, une forme de distance y étaient de mise. Quand – à l’occasion des vacances – en digne fils d’immigrés, je traversais les Alpes, survenait alors une autre translation: dans le regard de ma famille, je devenais un «petit Suisse». Etranger, en somme, d’un côté des Alpes et de l’autre (comme la plupart des secundos). Bien plus tard, un voyage en Chine me rendit Occidental, un autre en Afrique me fit «blanc», etc.

Mais reprenons notre fil! Longtemps, en matière d’action culturelle, la question démocratique a été interprétée comme avant tout géographique. En France, naturellement, pays dont la capitale semblait enceindre l’essentiel du patrimoine et de la création, démocratiser la culture impliquait une décentralisation volontaire des équipements et autres ressources culturelles.

Bien que fédéraliste, la Suisse a paru suivre ce même mouvement: elle a multiplié les infrastructures dans les villes petites et moyennes permettant aux populations des différentes régions d’accéder plus aisément au théâtre. Remarquons que plusieurs de ces salles sont nées d’un désir travaillé par des troupes itinérantes: Delémont et Monthey, par exemple, ont vu leurs terres respectives ensemencées par les tournées du Théâtre populaire romand.

La décentralisation infrastructurelle ne correspond, toutefois, pas au type d’intervention ambitionné par l’itinérance: c’est – pour ainsi dire – un «aller vers» minéral qui, longtemps, est resté assez aveugle aux obstacles les plus impalpables, les plus insidieux, les plus prégnants dans l’accès à la culture – à savoir les sentiments d’inaptitude et d’indignité éprouvés par certains face aux œuvres et aux écrins de leur effectuation.

Or, le théâtre itinérant parait buter moins sévèrement sur lesdits obstacles. Du fait, peut-être, de la modestie de ses «sites» (on est loin des «temples de la culture»); du fait, probablement aussi, de son répertoire ordinaire et, enfin, de sa manière d’envisager le contact avec les populations – celles-ci devenant à l’occasion les partenaires au sens fort des troupes ambulantes (hôtes, figurant·es, etc.).

La qualité de la rencontre rend ainsi l’expérience remarquable. De même, la rareté du théâtre en certaines contrées contribue également à l’intensité de l’expérience vécue. Il est des endroits où le théâtre est si peu répandu qu’il retrouve ce caractère de fête qui a marqué ses débuts occidentaux dans l’Attique – pour ne pas parler des mystères ou miracles médiévaux. La fête «authentique» – Rousseau dixit – c’est l’idéal de l’horizontalité et de la transparence démocratiques. Dans cette exceptionnalité se déjoue la réduction du théâtre en marchandise, la corruption de la sortie en enjeu de distinction.

Du côté des équipes artistiques, se déplacer permet de vérifier finement ce que la réception doit à un contexte: l’interprétation d’une pièce ne conjugue-t-elle pas toujours l’objectivité du sens et la subjectivité des significations, des résonances qui parcourent une assistance? Si la rencontre est profonde, à terme, elle doit changer le public – c’est entendu et attendu. Notons qu’elle peut bouger pareillement les artistes.

Avant de s’établir définitivement à Paris, Molière a sillonné la province plus de dix ans durant. C’est sans doute à cette longue pérégrination que l’on doit la richesse de son théâtre: ses fresques allant d’un bout à l’autre de l’échiquier social – donnant à entendre des registres linguistiques variés, à observer des manières et postures bigarrées. On pense, par exemple, aux paysans dans Dom Juan.

L’itinérance change le théâtre, donc; elle le démocratise, parfois, en sa substance même. L’imaginaire dominant est encombré de récits petits-bourgeois à tendance psychologisante. Ou d’œuvres sociales montrant le peuple en victime ou sans voix. Le grand nombre ne s’y retrouve pas toujours. On rétorquera que les baladins ne sont pas intrinsèquement parés de toutes les vertus! Certains – c’est vrai – cèdent à la démagogie, au cabotinage, à la facilité.

L’ambition d’une diffusion populaire n’est cependant pas l’unique attribut de ces vadrouilles artistiques. Les troupes itinérantes travaillent dans une temporalité plus lâche, plus organique, plus humaine. Souvent (pas toujours), elles expérimentent d’autres modalités de gestion, des formes coopératives; elles actualisent l’idéal polytechnique, une forme plus souple de division du travail – chacun·e aidant au montage et démontage des décors, chacun·e prenant part à l’animation et parfois au jeu, etc.

Cette polytechnie, cette motilité ontologique trouve son reflet dans les lieux qui accueillent l’itinérance. Une fois la caravane repartie, demeure la trace du souvenir: l’idée que tel espace – sans intérêt évident – peut devenir le creuset de tous les possibles; l’idée qu’on aurait tort de naturaliser le monde comme il est et qu’on est fondé à «errer» en esprit, à projeter le monde qui pourrait être.

Mathieu Menghini est historien et théoricien de l’action culturelle
(mathieu.menghini@sunrise.ch).

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