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D’Auschwitz à Gaza: le titre qui a choqué

Le Courrier a reçu plusieurs messages indignés en rapport avec son éditorial et son affichette du 27 janvier «D’Auschwitz à Gaza, plus jamais ça!». Nous en publions des extraits, suivis de nos réponses.
Débat

Lundi 27 janvier, à l’occasion des 80 ans de la libération du camp d’extermination d’Auschwitz, où plus d’un million de juifs et de juives ont été assassiné·es, Le Courrier a publié un éditorial très lu et partagé sur les réseaux sociaux, et une affichette proclamant «Génocides, d’Auschwitz à Gaza, plus jamais ça!» Des lecteurs et lectrices nous ont écrit pour nous féliciter, d’autres nous ont fait part de leur indignation.

Le soir du 27 janvier, Johanne Gurfinkiel, porte parole de la Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation (CICAD), s’est aussi scandalisé sur la chaîne Léman Bleu de notre affichette. «Faire un tel parallèle [entre Auschwitz et Gaza] dilue l’importance de la Shoah et dénature ce qu’a été l’industrialisation de la mort. Cela laisse entendre que les victimes d’hier seraient devenues les bourreaux d’aujourd’hui. C’est indigne», a déclaré M. Gurfinkiel. La CICAD a appelé par mailing list et sur ses réseaux sociaux à écrire pour protester. Le Courrier a reçu en tout neuf lettres ou messages de désapprobation*, dont des insultes et une menace de mort. Nous avons choisi d’en publier ici des extraits – en dépit du caractère diffamatoire de plusieurs d’entre elles –, dont ceux qui contenaient une argumentation.

Certaines personnes ont été sincèrement choquées et nous le déplorons vivement. Leurs réactions s’expliquent en revanche à nos yeux par deux biais concomitants: une extrapolation abusive de nos écrits tout d’abord –  qui conduit à nous faire dire ce que nous n’avons pas dit, à nous prêter des pensées ou des intentions inexistantes – et ensuite une absence de reconnaissance du génocide perpétré par Israël à l’égard de la population de Gaza. Nous répondons brièvement plus bas aux arguments développés dans ces extraits de lettres que nous publions ici pour la plupart anonymisées vu la sensibilité du débat.

*Ces réactions ne sont pas le fait de nos abonné·es.


Extraits de messages reçus:

La banalisation de la Shoah

«Malgré l’importance de cette date du 27 janvier dans l’histoire universelle, la banalisation de la Shoah devient un phénomène inquiétant qui menace de diluer les leçons du passé.

La banalisation se manifeste de ­plusieurs façons: par le négationnisme, les comparaisons abusives ou inappropriées avec d’autres contextes historiques, et une ignorance grandissante chez les jeunes générations. Chaque fois que l’on minimise les souffrances des millions de victimes ou que l’on réduit la Shoah à un simple épisode parmi tant d’autres, on contribue à éroder sa portée morale et historique.

Ce phénomène a des conséquences graves. Il fragilise les fondements mêmes de la mémoire collective et ouvre la porte à la répétition des erreurs du passé. L’oubli ou la minimisation des faits historiques favorisent l’indifférence face à la montée de l’antisémitisme, du racisme et de toutes les formes de haine. La Shoah n’est pas qu’un drame du peuple juif; elle est un rappel universel de ce que l’humanité est capable de faire si elle succombe à l’intolérance et à la déshumanisation.

Ensemble, nous avons le devoir de préserver cette mémoire, car l’oubli serait la pire des trahisons…. et j’ajouterais: ce que vous faites à travers votre manchette.» T.

«Manchette immonde»

«Je vous écris pour vous dire toute mon indignation, votre manchette sur la Shoah est un scandale et une honte! Vous faites le jeu des racistes et des antisémites.

Je suis choqué, décidément l’antisémitisme est bien de gauche et d’extrême gauche.

La prochaine fois que vous parlerez de génocide à Gaza, regardez donc le 20 Minutes d’aujourd’hui: ‘Une marée humaine sur la route du retour’. Qu’en pensez-vous ?

S’agit-il de zombies, de morts-­vivants?» E.

La comparaison au service de la relativisation

«Par cette Une, le journal nous attire, de force, sur le terrain de la comparaison. Car paradoxalement, sous couvert d’une Une qui se présentera, pour les moins aguerris, comme une tentative d’apaisement par le biais d’un processus de nivellement des horreurs (une discrète pluralité du terme de génocide et un plus jamais ça censé englober les tragédies, d’un côté comme de l’autre de Gaza, de 1945 à 2025), Le Courrier agite en réalité le spectre de la comparaison, et une comparaison qui semble se faire, à nouveau, au détriment des Juifs et de l’Histoire (…).

Oui il y a eu Auschwitz, mais il y a un génocide en cours à Gaza. Un partout, la balle au centre, et il est temps que cela s’arrête: voilà ce que hurle la Une du lundi 27 janvier 2025, flirtant en outre avec le si bien connu processus de nazification d’Israël, devenu un lieu commun de l’antisémitisme contemporain.» S.

«Vous méritez le Prix Nobel du racisme»

«Votre Une ’Auschwitz, Gaza plus ­jamais ça’ est indigne et honteuse d’un journal qui se dit de gauche. Cet amalgame laisse entendre que les victimes juives d’hier sont les bourreaux d’aujourd’hui! Dans le concours ‘qui est plus antisémite au monde’ vous avez gagné, vous méritez le Prix Nobel du racisme.» L.

«C’est le Hamas qui est entièrement responsable des civils gazaouis tués»

«Comme beaucoup de personnes, j’ai été abasourdi en lisant l’article ‘d’Auschwitz à Gaza’.

Quelle est la définition d’un génocide? C’est la destruction méthodique d’un groupe humain. Or la population palestinienne a été multipliée par 10 en septante ans… La population gazaouie a augmenté de 2% depuis le 7 octobre 2023…

Or, il n’y a aucun génocide à Gaza puisque l’armée israélienne fait le maximum pour éliminer les terroristes du Hamas tout en protégeant la population en demandant aux civils par appels téléphoniques, SMS et tracts d’évacuer les zones de combat pour se déplacer dans des zones humanitaires…

C’est le Hamas qui est entièrement responsable des civils gazaouis tués en les empêchant de se réfugier dans ces zones humanitaires, en les utilisant comme boucliers humains. En revanche, peut-on qualifier de massacre ou de génocide le conflit entre Iran et Irak qui a fait plus de 1’500’000 morts entre 1980 et 1988, la guerre civile en Algérie, environ 200’000 morts dans les années 1990, le génocide au Darfour 300’000 de morts causés par les milices arabes janjawid dans les années 2010 (…)? En fait, pour certains, l’important n’est pas qui est tué, mais PAR qui il est tué!

Pour conclure, il n’y a aucune ­volonté de génocide de la part d’Israël envers les Palestiniens, sinon il y aurait 1 ou 2 millions de morts vu la suprématie militaire, notamment aérienne dont Israël dispose, mais il y a bel et bien une volonté de génocide du Hamas envers les Juifs, écrite dans sa charte et affirmée haut et fort après le 7 octobre 2023, appelant les musulmans du monde entier à massacrer les juifs partout où ils se trouvent.

Eitan-Guillaume Gold, porte-parole de l’association Suisse-Israël (section Genève)**

**Nous publions ce nom car il s’agit du porte-parole d’une organisation ayant un lien d’intérêt direct avec Israël.


Réponses de la rédaction aux arguments

Argument 1: «Le Courrier banalise la Shoah par cette comparaison»

Notre éditorial n’établit pas de comparaisons et ne banalise pas l’Holocauste perpétré contre 6 millions de juifs et de juives. Il précise dès ses premières lignes: «Comme l’écrit l’historien Enzo Traverso, l’Holocauste représente une synthèse unique d’éléments clés de la modernité occidentale: le colonialisme, la guerre, le racisme biologique, l’antisémitisme, le nationalisme et l’impérialisme. Or aujourd’hui, l’idéologie brune qui a donné naissance aux chambres à gaz fait un retour spectaculaire sur la scène mondiale, comme en témoigne le salut nazi d’Elon Musk. Cela rend d’autant plus crucial le travail de mémoire collective autour de cette barbarie, perpétrée à l’échelle industrielle.»

L’Holocauste est un phénomène unique, tant par sa nature que par le nombre de victimes extrêmement élevé. Rien ne peut laisser penser que Le Courrier minimise la souffrance de ces victimes et de leurs descendant·es.

Au-delà de la commémoration d’Auschwitz et de l’Holocauste, la journée du 27 janvier vise aussi à prévenir le crime de génocide. L’intention de notre éditorial était de mettre en évidence l’échec de cet objectif concernant Gaza. Et que le «plus jamais ça» doit s’appliquer à tous les groupes humains, indépendamment de leur religion, de leur couleur de peau ou de leur origine.

Argument 2: «Vous dites que les victimes d’hier sont les bourreaux d’aujourd’hui»

Le Courrier n’a jamais laissé entendre cela. Au contraire. L’éditorial précise: «Qu’un gouvernement prétendant ­représenter la population juive puisse commettre aujourd’hui en toute impunité un crime de génocide paraît inconcevable.»

Le gouvernement de Benjamin Netanyahou ne représente pas les victimes de la Shoah. Qu’il instrumentalise l’Holocauste pour commettre un génocide semble inconcevable. C’est pourtant ce qui s’est passé.

Argument 3: «Il n’y a pas eu de génocide à Gaza»

Notre éditorial renvoie expressément au rapport d’Amnesty International, qui prouve à nos yeux qu’Israël a commis un génocide contre les habitant·es de Gaza. Les mêmes conclusions ont été tirées par Human Rights Watch et plusieurs organes de l’ONU, et la rapporteuse spéciale Francesca Albanese. Il semble que nos contradicteurs outrés n’aient pas lu leurs rapports.

Ajoutons ici le constat d’Amos Goldberg, l’historien israélien spécialiste de la Shoah, interrogé par Le Monde1>Le Monde, 29 octobre 2024: «Amos Goldberg, historien israélien: ‘Ce qui se passe à Gaza est un génocide, car Gaza n’existe plus’.»: «Il existe une définition légale du génocide que les Nations unies ont adoptée dans la Convention sur le génocide, et, même si je ne suis pas un expert en droit, de nombreux juristes à travers le monde sont convaincus qu’Israël a franchi le seuil du génocide, et je suis d’accord avec eux. (…) Quel est le fondement du génocide? Selon la Convention sur le génocide, il s’agit de l’annihilation délibérée d’un groupe ou d’une partie d’un groupe national, ethnique, religieux ou racial. L’accent est mis sur la destruction du groupe, pas sur la mort de tous ses membres. Il n’est pas besoin de tuer tous les membres d’un groupe pour qu’il s’agisse d’un génocide. Ce qui est arrivé à Srebrenica, où ‘seuls’ 8000 hommes furent tués, a été reconnu comme un génocide par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie.»

Argument 4: «Le Courrier ne dénonce qu’Israël. Et la Syrie? Et l’Afghanistan?»

Cet argument de deux poids, deux mesures est invalide. Il suffit de lire la multitude d’articles que nous consacrons chaque jour aux cinq continents. En revanche, la place importante donnée à Gaza, y compris dans la plupart des autres médias, s’explique pour plusieurs raisons: la proximité historique et géographique avec la situation du Proche-Orient, ses impacts sur nos communautés et nos vies en Occident, et surtout, en ce qui nous concerne, avec la complicité de nos gouvernements européens dans la colonisation, l’oppression et l’apartheid commis à l’encontre du peuple palestinien. Et maintenant avec un génocide.

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