Skip to content

Le Courrier L'essentiel, autrement

Je m'abonne

Ceci n’est pas un pont

Le politologue Edouard Morena revient sur la 5e édition du Building Bridges, le sommet de la finance durable organisé à Genève en décembre dernier – «Un pont qui donne l’illusion de solidité et de progrès mais qui est inadapté face au choc climatique en cours». Décryptage.
Climat

Du 9 au 12 décembre, le Centre international de conférences de Genève (CICG) accueillait la 5e édition de Building Bridges, la grand-messe annuelle de la finance durable en Suisse. Accréditation en poche et confortablement installé dans mon TGV direction Cornavin, j’en ai profité pour écouter une interview de Patrick Odier, figure majeure de la place financière genevoise, et organisateur de l’évènement.

«Un des objectifs de Building Bridges, nous explique-t-il à l’antenne de Radio Lac, c’est d’avoir un mix d’opinions le plus varié possible. Sinon ça n’a servi à rien. Et nous avons cette année en particulier mis l’accent sur la présence de voix qui ne seraient pas forcément concordantes, de façon à pouvoir remettre en question un certain nombre de […] vérités qui sont parfois assénées, d’autres fois simplement évoquées par les acteurs qu’on connait bien.»

Mix d’opinions. Voix pas forcément concordantes. Remise en cause de vérités toutes faites. Enfin un débat ouvert et contradictoire sur la finance durable me suis-je dit! Une fois sur place, j’ai très vite déchanté.

Les organisateurs ont certes (entre)ouvert leurs portes à la Genève internationale, et notamment à l’Initiative Finance du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE). Ils ont certes programmé quelques figures de la société civile, tel le scientifique suédois Johan Röckstrom, l’activiste climatique mexico-chilienne d’origine indigène Xiye Bastida, ou encore l’ancienne présidente irlandaise et actuelle présidente des Elders1>Groupe de personnalités internationales œuvrant pour le règlement des conflits dans le monde, initié en 2007 par Nelson Mandela, ndlr.. Ils ont certes offert quelques accréditations à des représentant·es du mouvement pour la justice climatique. Mais c’était surtout pour la forme.

Largement dominé par des représentants de la finance et du business, l’assistance a poliment écouté Röckstrom, Bastida et Robinson insister sur l’urgence d’agir, et appeler à plus de justice et à un changement systémique. Elle les a applaudit. Et est passée à autre chose. Les représentant·es du mouvement pour la justice climatique? Ils et elles avaient certes des accréditations mais on les a poliment ignorés.2>Voir l’excellente tribune du Collectif Break Free Suisse, «Building Bridges sans les traverser? Convergences et contradictions du mouvement suisse pour la finance durable», dans Le Temps du 29.12.2024, https://tinyurl.com/yc6bdzy4

Comme le relate Morgane Nusbaumer du Collectif Breakfree Suisse, lorsqu’on prend le micro pour soulever les sujets qui fâchent et qu’on met UBS, Zurich Assurances et les autres face à leurs responsabilités et leurs contradictions, c’est «next question please».

Malgré le nom et les apparences, le sommet Building Bridges c’est le «green business as usual». A l’image de Climate Week, Activism Works, le One Planet Summit et les innombrables autres sommets pour l’action climatique organisés à travers le monde, il n’était pas question de s’interroger sur le bienfondé de la finance durable telle qu’elle est pratiquée depuis plus de vingt ans. Les mots d’ordre restent inchangés: aucune concession sur les rendements financiers, aucune prise de risques… Les solutions offertes aussi: marchandisation de la nature et mécanismes de marché, autorégulation, collectivisation des risques à travers leur prise en charge par les Etats et privatisation des profits, technosolutionnisme… Et ce, malgré les scandales à répétition et les innombrables preuves de leur inefficacité en matière environnementale et de justice sociale.3>Voir notamment Redd Monitor (https://reddmonitor.substack.com/) et le Green Finance Observatory (https://greenfinanceobservatory.org/) Aucun bilan n’est fait. Aucune leçon n’est tirée. Aucune alternative n’est envisagée.

Lors de cette 5e édition, on était bien loin du pont qui permet de «surpasser les divisions» (overcome divides) et où «le trafic circule dans les deux sens» que nous avait promis Karen Hitschke, la CEO de Building Bridges dans son discours introductif. On a eu droit, pour prolonger la métaphore, à un pont à sens unique et dont l’unique voie de circulation est réservée aux grosses berlines de la finance. Un pont qui laisse très peu de place aux mobilités douces. Un pont qui relie les deux rives d’un même monde fermé et déconnecté du réel. Un pont, enfin, qui donne l’illusion de solidité et de progrès mais qui est inadapté face au choc climatique en cours.

Notes[+]

Edouard Morena est maître de conférences en science politique à la University of London Institute in Paris (ULIP).