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Polytechnie & encapacitation

Chroniques aventines

Les éditions Agone viennent de publier De l’éducation en temps de révolution – une sélection d’articles signés Nadejda Kroupskaïa. Nommée cheffe – dès l’entame de la Révolution bolchevique – du département périscolaire du Commissariat du peuple à l’Instruction, rattachée ensuite à la politisation et à l’alphabétisation des masses, adjointe enfin au Commissaire du peuple dès 1929, Kroupskaïa est avant tout connue pour avoir été l’épouse de Lénine. Ce volume cherche à rendre compte de son apport propre dans le champ de la pédagogie.

Premier constat (qui n’étonnera pas les marxistes – lesquels ambitionnent de dépasser la société actuelle plutôt que de faire «table rase»), Kroupskaïa appuie sa pensée révolutionnaire sur une connaissance intime de l’héritage culturel: dans son utile préface, l’historienne Laurence De Cock cite quelques auteurs au nombre desquels le philosophe tchèque du XVIIe siècle Comenius qui affirme l’équivalence des savoirs manuels et intellectuels, le quaker anglais John Bellers qui éduque et emploie les pauvres dans le but de les voir accéder à l’indépendance, Rousseau qui souligne l’importance du travail comme vecteur de compréhension de l’ensemble du processus de production sociale, Lepeletier de Saint-Fargeau et son projet d’éducation nationale discuté lors de la Révolution française, Pestalozzi, Fröbel et Owen – les disciples suisse, allemand et anglais de Rousseau qui, pour le premier, se soucie du cœur et de la main aussi bien que de la tête des résident·es de ses orphelinats, pour le deuxième, vante les vertus du jeu et, pour le troisième, entend développer une conscience solidaire chez les enfants, loin de la socialisation au froid calcul égoïste.

Outre Marx, bien sûr, le philosophe et pédagogue qui inspire le plus Kroupskaïa est le pragmatiste américain John Dewey. Rappelons que cet inspirateur de l’éducation nouvelle, ce zélateur de la liberté et du processus éducatif comme expérience démocratique, sera – lui-même – captivé par les tentatives soviétiques, au point de se rendre en URSS en 1928, prenant alors vivement conscience du lien entre renouveau pédagogique et contexte social lui-même révolutionné.
Par-delà quelques pages biographiques permettant de retracer les vies de Nadejda et de son fameux conjoint, l’ouvrage informe également la question féministe, celle de l’autodidaxie et celle, enfin, de la polytechnie. Arrêtons-nous sur cette dernière notion.

L’autrice observe d’abord que «l’économie capitaliste est farouchement monotechnique», c’est-à-dire caractérisée par une division du travail rigidifiée – distribuant les ouvriers en manœuvres et spécialistes, les uns devenant appendices de leurs machines, les autres habiles dans un domaine strictement restreint. Or, affirme l’autrice, «la psychotechnique socialiste (entend contribuer) au développement complet, multilatéral de l’ouvrier»; elle entend aiguillonner l’esprit critique de chacun·e, opérer une révolution culturelle radicalement étrangère à la logique d’autorité et d’inculcation forcée connue jusque-là, engendrer un être humain social incité au sentiment de responsabilité envers soi comme envers autrui, valoriser l’expérimentation, la coopération autour de projets sociaux, agricoles, techniques, préparer à la vie réelle dans ses grandes largeurs plutôt qu’à une profession bien précise.

Les pères du marxisme ont été séduits par les vues de Fourier et son appel au «luxe» pour toutes et tous, à savoir à une vie plus intense – le luxe véritable émanant de la vigueur corporelle, du raffinement des sens et d’une grande variété d’activités. Dans l’Anti-Dühring, Engels écrivait déjà: «Il viendra un jour, quand il n’y aura ni brouettiers ni architectes professionnels, où l’homme qui, pendant une demi-heure, donnait des ordres en qualité d’architecte, poussera ensuite pendant un certain temps une brouette.» La Russie soviétique aspirait, de fait, à voir telle ou telle tisseuse devenir membre demain du soviet municipal et, après-demain, étudiante et ingénieure.

Dans une société communisante, chacun·e doit se familiariser avec le plus possible de rôles au sein du procès de production. Favoriser la polyvalence des travailleuses et des travailleurs permet d’éviter qu’iels ne deviennent les jouets des évolutions technologiques; cela leur restitue la maîtrise de leurs inscriptions professionnelles et, partant, complique l’exploitation capitaliste. Conjuguer le travail manuel avec le travail intellectuel – Kroupskaïa en est convaincue – permettra de constituer une société sans classes.

De l’éducation en temps de révolution nous donne à lire des morceaux choisis d’une inégale densité mais révèle la fidélité de la révolutionnaire Kroupskaïa aux idéaux éducatifs portés par de grands penseurs de l’ère moderne et par le mouvement ouvrier du XIXe siècle. On reprochera peut-être aux éditeur·ices de n’avoir pas davantage mis en perspective les différents articles retenus; en effet, certains furent écrits avant la révolution, d’autres après – mais en des étapes très distinctes de celle-ci. A compter des années 1927-28, on passe effectivement de l’expérimentalisme progressiste (en dépit d’une dramatique pénurie de moyens) à une éducation plus doctrinaire et instrumentale. Staline n’est pas étranger à cette évolution – lui qui, tourmenté déjà par le prochain assaut que l’Occident ne manquera pas de lancer tôt ou tard contre l’URSS, se lance dans un productivisme intransigeant.

Mathieu Menghini est historien et théoricien de l’action culturelle (mathieu.menghini@sunrise.ch).

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