Skip to content

Le Courrier L'essentiel, autrement

Je m'abonne

Petit livre pour un grand mot

Carnets paysans

Paysan, tel est le titre d’un court ouvrage1>Edouard Morena, Paysans, Anamosa, coll. «Le mot est faible», octobre 2024, 112 p. paru récemment aux éditions Anamosa, dans la collection au nom annonciateur «Le mot est faible». Après une thèse sur la Confédération paysanne, désormais maître de conférences en science politique, Edouard Morena revient dans cet essai sur les évolutions historiques et les enjeux contemporains d’un terme qui véhicule de multiples sens. Il y mène une réflexion sur l’évolution de la classe paysanne et les représentations sociales qu’elle suscite, aussi bien dans la culture populaire que parmi les élites, en partant d’un constat frappant: malgré le déclin démographique de la population agricole, la figure paysanne conserve une importance symbolique, et son appropriation demeure un enjeu politique central. Ainsi, «les agriculteurs s’en vont, alors que le paysan reste. Il reste car il nous fascine. Le paysan, c’est un énigmatique mélange entre altérité et familiarité. Il est le réceptacle de nos espoirs et de nos angoisses, de nos injonctions contradictoires.» De l’actualité des mouvements sociaux agricoles à l’analyse historique des messages politiques et publicitaires, en passant par la littérature et la sociologie rurale, Morena nous fait découvrir la complexité d’un mot pourtant familier.

Il note d’abord que le terme ne se réfère ni à un modèle agricole spécifique, ni à une échelle d’exploitation, ni à des pratiques particulières. Son caractère générique «lui confère un pouvoir rassembleur: toutes les composantes de la population agricole peuvent se revendiquer comme tel», pourvu qu’elles vivent à la campagne et soient engagées dans une activité agricole. En Suisse, l’usage du mot est encore plus indifférencié, puisqu’il est aussi bien revendiqué par l’Union suisse des paysans, Uniterre, les écoles d’agriculture, la Constitution, etc. Comme le dit Morena, le risque de cette unification est qu’elle dévie notre attention des formes de domination qui (co)existent au sein de l’espace rural, entre exploitants agricoles et jusque dans les foyers. L’utilisation du terme dissimule ainsi les différences de conditions de travail entre paysans indépendants propriétaires et employés agricoles, la précarité des saisonniers agricoles ou le travail non rémunéré des membres de la famille, le plus souvent des femmes.

Morena montre également que le sens du mot a toujours dépassé le domaine professionnel. Les défauts et qualités attribuées au paysan, «promu en tant que compas moral de la nation», sont en fait le reflet d’injonctions extérieures en constante évolution. Il démontre ainsi comment ce terme «sert à la fois à désigner les agriculteurs, et à promouvoir des valeurs – travail, famille, sens de l’effort, solidarité organique, patriotisme – qui sont historiquement celles des élites sociales». Comme l’a écrit Bourdieu dans son article «Une classe objet», la paysannerie s’apparente à une classe pour autrui, prenant sur elle le regard et le jugement extérieurs. Les vertus de la famille nucléaire, paysanne et volontaire – censée représenter les valeurs du peuple – symbolisent un ordre harmonieux où la lutte des classes n’a pas voix au chapitre. La figure paysanne, déployée comme le «trait d’union entre le local et le national, entre la diversité culturelle (…) et l’unité nationale», est ainsi d’abord appropriée par les mouvements conservateurs, avant de se voir intégrée à la révolution prolétarienne, puis érigé aux avant-postes des luttes pour la justice sociale et écologique.

Portant un éclairage historique sur la difficulté à se saisir des enjeux agroalimentaires contemporains, alors que les reflux d’agrarisme obstruent les discussions politiques à ce sujet, l’ouvrage nous rappelle que l’altérité paysanne est avant tout une idée introduite et perpétuée, tout comme celle d’une paysannerie formant un tout cohérent, intemporel, coupé du monde urbain. Edouard Morena interroge la possibilité d’une rupture avec une essentialisation imposée par les élites intellectuelles et artistiques, et d’une participation de la population agricole à l’actualisation et à la diversification de ces représentations. La difficulté manifeste à cette participation – où sont aujourd’hui les initiatives populaires émanant de la classe paysanne? – est probablement le fait de son histoire, mais aussi de l’extrême complexité à faire front, symboliquement et syndicalement, en tant que paysannerie indifférenciée, tout en pensant les tensions et les oppositions qui la traversent.

Notes[+]

Mathilde Vandaele est doctorante en sciences de l’environnement sur les questions agricoles.

Chronique liée