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«A la gauche de s’emparer du spirituel»

Rebondissant sur la récente interview de Naomi Klein, Loïc Krähenbühl s’étonne de l’absence de remise en question par la gauche d’un techno-solutionnisme ambiant peu prompt à répondre aux crises socio-environnementales. En soulignant la nécessité d’intégrer au débat politique «des questions ouvertes bien plus portées sur le sens des choses».
Réflexion

Je souhaite revenir sur un point mentionné par Naomi Klein, activiste et intellectuelle canadienne, dans l’entretien repris et publié le 18 novembre par Le Courrier.1>Hervé Kempf, «Pour un populisme écolo», interview reprise de Reporterre.

Cette dernière, dans sa défense d’un «écopopulisme» salutaire pour avancer sérieusement sur les questions écologiques, fait état de l’incapacité de la gauche, globalement, à s’emparer des questions spirituelles, liées à l’avènement de l’intelligence artificielle notamment, et à la perte de sens toujours plus grandissante qui caractérise notre temps: «La gauche n’a pas été douée pour parler de ce sentiment que le monde se déshumanise. Il s’agit d’une question de climat, de droits du travail, mais aussi d’une question spirituelle dont nous devons parler davantage.»

Mais aussi – et surtout! – d’une question spirituelle, me suis-je pris à penser au moment de terminer la lecture de cet article. Ce qui me frustre beaucoup aujourd’hui – j’élargis mon propos bien au-delà de la question de l’IA mentionnée ci-dessus –, c’est cette continuité encore trop peu remise en question (même par les partis traditionnels de gauche) dans le modus operandi de nos vies. Productivité et performance restent des mots clés, la croissance (qu’on aimerait nous faire croire possiblement verte) fait toujours office d’étoile polaire. La boîte à outils à notre disposition reste fâcheusement inchangée: c’est à coup de crédits carbone, d’instruments financiers spéculatifs et d’innovation technologique qu’on espère changer les choses. Le progrès reste lourdement associé aux percées technologiques, qui demeurent encore aujourd’hui une fin en soi. Il n’y a qu’à voir l’IA: on ne sait pas très bien pourquoi on avance si vite, mais on peut le faire, alors on le fait.

Des solutions techniques pour des problèmes… tout sauf techniques. Qui parmi nos décideurs se pose les questions du sens profond de ce qu’ils proposent? Même si nous trouvons une façon durable de produire de l’énergie, notre mode de vie actuel est-il souhaitable? Quelle est notre place au milieu des deux autres millions d’espèces vivantes recensées sur Terre, comment considérer et valoriser au mieux nos interdépendances? Pourquoi ne pas œuvrer pour une organisation sociale prônant la solidarité plutôt que la compétitivité? Il me semble urgent pour la gauche aujourd’hui de s’emparer de ces questions porteuses de sens et de les introduire dans le débat politique.

On peut accuser – à juste titre – ce type de raisonnement bourgeois d’être déconnecté des réalités froides et pragmatiques subies par une immense majorité. En observant les Etats-Unis et la France, par exemple, force est de constater aujourd’hui que la gauche n’aura pas su comprendre et adresser les problèmes très concrets de pouvoir d’achat des classes les plus modestes. La Suisse et d’autres pays européens ne sont pas en reste non plus. Un premier chantier sérieux pour le politique.

Mais il me paraît toutefois essentiel d’intégrer également des questions ouvertes bien plus portées sur le sens des choses. Car ce seront d’elles que découleront des idées nouvelles. Des idées profondément ancrées et alignées sur nos aspirations, qui permettront d’entreprendre une vraie révolution morale et spirituelle; une révolution nécessaire pour amorcer les changements dont nous avons besoin et permettre à tout un chacun de s’épanouir dans un monde plus juste.

Notes[+]

L’auteur est enseignant, de Vevey.

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