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Retour aux sources

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«Du bio qui va plus loin!» Tel est le slogan de la nouvelle gamme d’aliments biologiques du hard discounter allemand Aldi, une gamme qui porte le nom évocateur de «Retour aux sources». Cette gamme a été lancée il y a deux ans par la chaîne de supermarché qui mène depuis une large opération de séduction à destination des consommatrices et consommateurs, mais également des exploitant·es agricoles.

Comme Migros, Aldi vend en effet essentiellement ses propres marques. Elle négocie donc directement avec des productrices et producteurs qu’elle cherche à convaincre de lui vendre leurs produits. Ainsi, la Bauernzeitung du 10 novembre rapporte que le directeur d’Aldi Suisse, Jérôme Meyer, a participé à une soirée organisée par le Forum des jeunes agriculteurs de Suisse centrale. Meyer a-t-il dû faire face, lors de cette soirée, à la fameuse colère agricole? A-t-il dû répondre à des questions gênantes sur ses marges? Pas du tout, semble-t-il. D’après l’article de la Bauernzeitung, Meyer a pu dérouler ses promesses mirifiques: 10 centimes de plus par litre de lait avec un engagement sur dix ans; un accompagnement vers une production vertueuse; la garantie d’un succès commercial déjà avéré, puisqu’Aldi aurait augmenté son chiffre d’affaires sur cette gamme bio de 60% en 2023. Cette offensive promotionnelle d’Aldi s’inscrit dans une vaste restructuration du secteur de la grande distribution.

Tout au long de l’année écoulée, les signes de cette restructuration se sont accumulés. En janvier, on apprenait le démantèlement du groupe Casino, au bord de la faillite, et la vente à vil prix de ses secteurs les plus lucratifs à un groupe d’investisseurs emmené par le milliardaire Daniel Kretinsky (Mediapart, 14 janvier). Dans un communiqué de presse de février (16 février), la Fédération des coopératives Migros (FCM) annonçait plusieurs mesures spectaculaires: cession de plusieurs enseignes, fermeture de l’usine Micarna d’Ecublens, création d’une société anonyme qui chapeaute l’activité des supermarchés (Supermarchés SA). Ces changements de structure doivent conduire, selon le communiqué, à des baisses de prix. En septembre dernier, Aldi Nord, maison mère des magasins Aldi dans sept pays d’Europe (les filiales suisses sont contrôlées par Aldi Sud), décidait de centraliser l’approvisionnement de ses magasins en espérant produire «plusieurs centaines de millions d’euros d’économie» (Les Echos, 30 septembre).

On peut se demander quels sont les ressorts de cette restructuration. En effet, le secteur ne semble pas traverser une crise de profitabilité. Que des acteurs économiques de premier plan comme Daniel Kretinsky investissent dans les restes de Casino montre que les attentes de profit sont présentes et sans doute réalistes. Migros a publié d’excellents chiffres en 2023 pour tous ses secteurs d’activité et poursuit ses investissements philanthropiques.

Le moteur de la restructuration de la grande distribution semble plutôt relever d’une crise typique de ce que les économistes Paul Baran et Paul Sweezy appellent, dans un ouvrage1>La traduction française, Le capitalisme monopoliste, est parue en 1968 aux Editions Maspero. influent de 1966, le stade monopoliste du capitalisme. Pour ces deux théoriciens marxistes, ce stade se caractérise notamment par le fait que la concurrence ne s’exerce plus à travers les prix, mais par une bataille pour accroître la demande de produits. L’offensive publicitaire d’Aldi sur sa gamme bio est un exemple presque parfait de ce que Baran et Sweezy appellent «l’effort pour vendre». Il s’agit moins de diminuer les coûts de production que de convaincre des consommatrices et consommateurs d’acheter des produits distingués par la publicité. Selon les deux économistes, cet effort pour vendre engendre des dépenses totalement improductives et détériore la situation des secteurs productifs en détournant l’investissement des outils de production au profit du marketing.

Il faut mesurer les promesses d’Aldi à l’aune de cette configuration: si la chaîne de supermarchés cherchait à rendre la production agricole plus vertueuse, elle dépenserait l’argent de ses campagnes publicitaires dans des infrastructures de production. Elle ne le peut pas, car elle perdrait alors sa position concurrentielle. Ainsi, la passion subite du hard discounter pour le «retour aux sources» doit être comprise pour ce qu’elle est: un argument publicitaire, un aspect de l’«effort pour vendre».

Notes[+]

* Observateur du monde agricole.

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mercredi 9 octobre 2019

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