Le mot de la traductrice

Pour traduire ce passage de L’estate d’Achille, Célia Mercier a dû être particulièrement attentive à la manière de transposer en français la variété de registres et de niveaux de langue d’une prose qui enchevêtre les parcours de deux personnages.
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Le mot de la traductrice

L’œuvre narre l’histoire de Davide, vendeur dans une concession Fiat à Milan, de sa rencontre avec Seth, un mendiant armé de sa guitare et de ses chansons mélancoliques, et de l’amitié complexe et tumultueuse que les deux personnages développent. Ce roman défie le traducteur pour sa capacité de retracer deux parcours, celui de Seth et celui de Davide, dont l’identité se mélange à celle de l’auteur dans un récit qui semble prendre l’apparence d’une fausse autobiographie, d’enchevêtrer ces deux parcours pour mettre en exergue leurs connivences, sur fond de passion amputée pour la musique. Buzzi décrit cette œuvre comme un roman musical, représentant un genre littéraire particulier, le spoof, qui représente «l’art de mélanger la vérité à des histoires complètement inventées, jusqu’à parvenir à une nouvelle vérité, complètement différente de la réalité»1>https://www.lagazzettadellospettacolo.it/libri/105507-lestate-di-achille-di-davide-buzzi/.

Un aspect frappant de cette œuvre est la beauté de la narration: les personnages sont humains, sincères, complexes et réfléchis, tous deux animés d’une passion pour la musique qu’ils ont dû abandonner; Davide est farouchement intéressé par son interlocuteur, il fait preuve d’une résilience presque obstinée face aux paroles parfois violentes de Seth; leurs conversations sont vives, tantôt douces, tantôt véhémentes, leurs interactions vont des insultes aux cadeaux, en passant par les confessions et le mutisme. Initialement fermés, voire hermétiques, les deux personnages s’ouvrent progressivement l’un à l’autre.

Accettavo Seth così com’era, nei momenti belli della sua musica e dei monolighi atti a scavare nel suo passato e in quelli meno buoni, fatti di irriconoscenza e parole indigeste.

Ainsi, la richesse et la complexité de la narration ont constitué un défi de taille lors de la traduction, notamment par la variété de registres et de niveaux de langue employés, les nombreux changements parfois abrupts entre ceux-ci, ainsi que la caractérisation de certains personnages par le niveau de langue employé. Dans une même conversation, les personnages alternent entre la vulgarité et la douceur des confessions, la poésie de certains moments qui laissent entrevoir la vulnérabilité des personnages. Les extraits consacrés à la passion pour la musique regorgent également de lyrisme et d’introspection. Une attention particulière au ton, au niveau de langue, à toute variation aussi imperceptible soit-elle, a été nécessaire pour cette traduction, afin de maintenir la même vivacité – sans alourdir le texte dans son passage au français, sans trahir le caractère des personnages en les rendant plus vulgaires, ou au contraire plus lyriques.

En outre, l’alternance temporelle entre le présent (c’est-à-dire le quotidien de Davide et les interactions entre les deux personnages principaux, un présent situé de mars à avril 1993) et le passé (à travers les analepses de la jeunesse et de la vie de Seth, dans les années 1970) a représenté un point de réflexion crucial. Les récits se mélangent au fur et à mesure que Seth s’ouvre et accepte de partager des détails à son interlocuteur.

Les enjeux de cette traduction sont nombreux, tout comme ses défis: parvenir à transmettre la vivacité du récit, la complexité des personnage; respecter fidèlement les changements de registres, qui reflètent les changements d’humeur des personnages et l’évolution de leur relation, trouver des solutions efficaces pour les injures et bestemmie typiquement italiennes proférées abondamment par Seth, tout en sachant que l’équivalent parfait n’existe pas en français; maintenir la vitalité des alternances temporelles entre les récits du présent et du passé, en jouant sur les temps verbaux; adapter avec justesse les références à la ville de Milan, à l’Italie des années 1970, à savoir une époque de luttes politiques, les années de plomb, les nombreuses références de Seth aux mouvements anticapitalistes – c’est-à-dire comprendre comment rendre ce cadre temporel et social plus clair pour un lecteur francophone qui n’a pas forcément les clés en main pour se repérer; procéder, enfin, à une réflexion sur la manière d’aborder les chansons en italien introduites dans le texte, présentées comme des compositions de Seth, d’autant plus qu’elles constituent une clé de lecture pour le roman et pour son titre.

 

Célia Mercier Le mot de la traductrice

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