Chroniques

Extrême droite et démocratie

L'actualité au prisme de la philosophie

La définition de la démocratie constitue une question centrale actuellement pour définir ce qu’est l’extrême droite.

Extrême droite, démocratie et majorité

Dans un entretien1>«Marcel Gauchet, une pensée qui fâche?», podcast «L’Invité(e) des Matins», France Culture, 11 mai 2022, tinyurl.com/37nba5xxsur France Culture, le philosophe et historien Marcel Gauchet affirmait en 2022: «Marine Le Pen se ne range pas à l’extrême droite. […] cette extrême droite-là, aujourd’hui, n’a rien à voir avec ce qu’a été l’extrême droite historique […]. L’extrême droite historique a un adversaire: son centre de gravité, c’est la condamnation du régime républicain et démocratique, auquel elle veut substituer un régime autoritaire […]. Pour vous, est-ce la même chose de prendre d’assaut avec des groupes paramilitaires le Palais Bourbon [le siège de l’Assemblée nationale en France] et d’obtenir un vote populaire par un référendum qu’on peut perdre?» La notion de référendum est ici intéressante car le Rassemblement national (RN) proposait comme mesure n° 1 dans son programme de 2022: «Arrêter l’immigration incontrôlée en donnant la parole aux Français par référendum.»

La déclaration de Marcel Gauchet se situe dans le cadre d’un débat sur la nature de l’extrême droite. La politologue Caterina Froio rappelle que «dans le champ des droites extrêmes (far right en anglais), Mudde [politiste néerlandais spécialiste de l’extrême droite] suggère de distinguer les organisations d’extrême (ou ultra) droite (extreme right) des formations de droite radicale (radical right). Alors que les premières s’opposent à l’ordre constitutionnel démocratique, les deuxièmes acceptent la démocratie représentative mais s’opposent aux droits des minorités qui peuvent être définis sur des bases ethniques/culturelles, religieuses, d’orientation sexuelle ou une combinaison de celles-ci »2>Caterina Froio, «Comparer les droites extrêmes», Revue internationale de politique comparée 2017/4 Vol. 24, tinyurl.com/595mwrzx.

Une première question se pose concernant la traduction des termes «droite radicale», «extrême droite» ou encore «ultra droite». Actuellement, la notion d’«ultra droite» tend à désigner des groupuscules ayant recours à la violence contre les personnes. Cette ultra droite semble correspondre à ce qu’on a appelé historiquement «l’extrême droite». L’extrême droite actuelle semble donc se caractériser par sa remise en question des droits des minorités. Le RN, de son côté, a pour mesure centrale la «préférence nationale», depuis rebaptisée «priorité nationale».

On voit donc qu’il y a une controverse sur la définition de l’extrême droite actuelle. Doit-elle se définir par son rapport à la démocratie ou par son rapport aux minorités? Y a-t-il une caractéristique centrale? Tout d’abord, on peut remarquer qu’il existe des régimes qui sont autoritaires et non démocratiques, et qui ne sont pas d’extrême droite. Cela a été le cas historiquement, par exemple, des démocraties dites «populaires». Imaginons maintenant qu’un parti politique arrive au pouvoir en respectant les institutions des démocraties libérales représentatives. Il organise des référendums qui obtiennent la majorité des voix et qui privent les familles homoparentales de leurs droits familiaux ou les personnes étrangères de leurs droits sociaux. Peut-on considérer que ce régime continue d’être démocratique? Il semble bien violer le principe de non-discrimination qui apparaît comme une valeur fondamentale des démocraties actuelles.

Loi de la majorité ou protection des minorités?

L’anthropologue David Graeber écrit dans Pour une anthropologie anarchiste (2006) que la démocratie, comme régime du vote à la majorité, est née en Grèce dans une société militarisée. Il oppose cela aux sociétés qui prennent des décisions par consensus et qui lui semblent caractériser l’anarchisme. Philosophe politique, Didier Mineur rappelle pour sa part que cela tient à la protection des minorités que veulent assurer les anarchistes: «La pensée anarchiste, quant à elle, est peut-être la seule à être tentée par un refus du vote sans concessions, délibératif aussi bien qu’électif, au nom de la non-domination de la minorité par la majorité.» Albert Camus, qui fût proche des milieux anarchistes, a écrit dans ses Carnets: «La démocratie ce n’est pas la loi de la majorité mais la protection de la minorité» (Carnets III, 1951-1959).

Il y a donc deux voies. La première, dans la lignée de Jean-Jacques Rousseau, identifie la souveraineté populaire, la loi de la majorité et la démocratie: «Quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps: ce qui ne signifie pas autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre.» De manière problématique, cette voie semble conduire aujourd’hui à considérer qu’un parti politique portant un projet discriminatoire pourrait être un parti démocratique, et non pas un parti d’extrême droite. La seconde considère au contraire que la démocratie doit inclure la protection des minorités. Comme on le voit, cette conception plonge ses racines dans la conception anarchiste de la démocratie.

Il faut néanmoins définir ce que l’on entend par «minorités». La notion de minorité est avant tout un concept politique qui ne peut, par exemple, se confondre avec une minorité oligarchique ou ploutocratique. La féministe Colette Guillaumin utilisait la notion de minorité «dans le sens d’un groupe doté de moindre pouvoir».

Notes[+]

*Sociologue et philosophe, cofondatrice de l’IRESMO, Paris. Parution récente: Le féminisme libertaire, éd. Le Cavalier Bleu, 2024.

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