Agora

La culture du viol, un Sonderfall en Suisse?

Dans un contexte marqué par l’affaire Pélicot et par la révision en cours de la Loi sur l’aide aux victimes (LAVI), Manuela Honegger examine les mécanismes structurels et culturels qui perpétuent les violences sexistes et sexuelles en Suisse, malgré les réformes législatives récentes.
Société

En septembre 2024 le procès Pélicot, également appelé l’affaire des «viols de Mazan», a débuté en France. Dominique Pélicot est accusé d’avoir drogué sa femme, Gisèle Pélicot, sur une période de près de dix ans pour la faire violer à son insu par des dizaines d’hommes, qu’il filmait. Ce procès suscite des vagues d’indignation à travers le monde, et également en Suisse. Tant d’entre nous réagissent avec stupéfaction, dégoût, rejet. Comment cette horreur a-t-elle été possible?

En France comme en Suisse, les violences sexistes et sexuelles sont structurelles. En France, en 2023, 53% des femmes ont été victimes de harcèlement ou d’agressions sexuelles au moins une fois dans leur vie, mais seulement 10% portent plainte (Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes). En Suisse, 22% des femmes ont subi des actes sexuels non consentis et 59% ont été victimes de harcèlement sexuel, pourtant seules 8% d’entre elles portent plainte (gfs.bern). De plus, 98% des auteurs de ces violences sont des hommes (Swiss Crime Survey 2022). Ainsi, la question urgente que nous devons nous poser ne porte pas sur la nature exceptionnelle des violences sexistes et sexuelles, mais plutôt sur celle-ci: pourquoi des hommes tout à fait ordinaires – loin de l’imaginaire du violeur monstrueux – continuent-ils de tuer, violenter et humilier des femmes, en France, en Suisse, et ailleurs?

Avant de répondre à cette question, nous devons d’abord examiner les mots que nous employons. En Suisse, on parle souvent de violences conjugales ou domestiques, ce qui limite la compréhension de la réalité vécue par les femmes. En effet, cela revient à reléguer ces violences à la sphère privée et donc à ne pas les considérer comme des problèmes structurels concernant l’ensemble de la société et nécessitant la mise en place de politiques publiques. Ces actes n’ont pas non plus quoi que ce soit à voir avec la sexualité: ce sont des actes de domination, verbaux ou physiques, enracinés dans une vision dégradante des femmes, des personnes trans et queer. C’est pourquoi les féministes préfèrent parler de «violences sexistes et sexuelles», un terme qui inclut non seulement les violences conjugales ou domestiques, mais aussi celles commises dans la sphère publique (par exemple, dans la rue, sur le lieu de travail, à l’école, sur les réseaux sociaux, etc.).

Il est ensuite essentiel de disposer d’informations publiques complètes et comparables sur l’ampleur des violences sexistes et sexuelles. Or, les rares données disponibles proviennent de sondages sociologiques, qui concernent le vécu des femmes, ou de statistiques policières, qui se limitent aux dépôts de plainte. Ces sources ne fournissent qu’un aperçu partiel. Ce manque d’informations est préoccupant, car des données complètes sont cruciales pour des politiques publiques efficaces. En ne publiant pas ces informations de manière exhaustive, la Suisse ne respecte pas pleinement ses obligations en vertu de la Convention d’Istanbul. Ce qui manque, c’est un suivi standardisé, annuel et comparable entre cantons et pays, couvrant toutes les formes de ces violences (verbales, psychologiques, physiques) ainsi que les données sur la prise en charge des victimes et les profils, les pratiques et la prise en charge des auteurs.

Malgré l’absence de données suffisantes, celles disponibles révèlent déjà l’ampleur massive du phénomène en Suisse. Le viol, comme le féminicide, est la pointe d’une pyramide structurelle, et non une exception. Une preuve du caractère structurel du viol en Suisse est sa persistance malgré plusieurs réformes législatives: le viol conjugal a été criminalisé en 1992 et la loi a été modifiée en 2023 pour redéfinir le viol et les contraintes sexuelles en considérant toute forme de pénétration non consentie, en introduisant le principe du consentement «Non, c’est non». Si le viol persiste malgré un cadre légal qui le condamne, ce n’est pas seulement dû aux moyens insuffisants pour la protection, la santé, et la justice pour les victimes, ou à l’inefficacité des mécanismes de poursuite et d’analyse des auteurs. Cela est aussi dû aux normes patriarcales qui banalisent ces violences, permettant aux hommes d’en profiter sans remettre en question ces règles, ce qui alimente ce que nous pouvons appeler «la culture du viol».

La culture du viol est un concept sociologique qui désigne un ensemble d’attitudes qui minimisent, normalisent ou encouragent le viol, reposant sur l’objectification du corps des femmes. Bien que le viol soit publiquement condamné, on présume souvent l’innocence de l’accusé et on remet en question la parole des victimes. On infantilise les femmes en mettant en question leur discernement et leur libre arbitre, ou en les accusant d’exagération, tout en victimisant les agresseurs. Lorsqu’une femme témoigne des violences, elle est souvent accusée d’avoir en réalité consenti ou menti. De la même manière, il existe un mythe du violeur, un homme marginalisé socialement, étranger et racisé, à la sexualité déviante ou inexistante en dehors de ses viols – tout l’inverse du profil de «bon père de famille» d’un Dominique Pélicot ou de ce qui ressort des statistiques. Depuis #MeToo, chacun connaît une victime, mais rarement un agresseur. Les abus sexuels et violences psychologiques envers les garçons et les filles sont dissimulés pour protéger certaines institutions religieuses et de santé. Une solidarité silencieuse entre hommes continue de rejeter la honte sur la victime, comme en témoigne l’affaire Buffat1>Lire Le Courrier des 9, 10 et 11 octobre 2023, ndlr.. Ces mythes, croyances et pratiques collectives alimentent la culture du viol. C’est pourquoi il est important de noter que, bien que chaque insulte sexiste ne mène pas automatiquement à un viol ou à un féminicide, chaque viol est précédé d’une vision sexiste, objectifiée et dégradante de la femme.

Le 9 octobre 2024, le Conseil fédéral suisse a lancé une consultation sur la révision de la Loi sur l’aide aux victimes (LAVI). Cette modification vise à faciliter l’accès aux structures de soutien pour les victimes de violences conjugales et sexuelles, notamment en supprimant l’obligation de porter plainte pour recevoir de l’aide. Cependant, un cadre législatif à lui seul ne suffit pas. Il est essentiel de déconstruire les croyances et attitudes qui perpétuent la culture du viol. Les violences sexistes et sexuelles doivent être intégrées comme priorité dans toutes les politiques publiques – qu’il s’agisse de l’éducation, du social, de la recherche, de la prévention, de la sécurité ou de la santé – en œuvrant pour un changement de l’image du corps des femmes ainsi que des personnes trans et queer, tout comme la prévention de mise en danger de l’intégrité physique. La culture du viol en Suisse n’est donc pas une exception. Seule une lutte collective et une transformation féministe de la société mettront fin à ces violences systémiques et à la culture qui les rend possibles.

Notes[+]

Manuela Honegger est Docteure en sc. politiques, conseillère générale de la Ville de Neuchâtel, co-fondatrice de la Grève féministe.

Opinions Agora Manuela Honegger Société

Connexion