Dans le mur du «transport motonormatif»
«Depuis que je fais de la politique, je m’engage pour un pays libre. Et quel meilleur symbole de la liberté que la voiture? La voiture nous permet d’aller où on veut et de transcender les distances. C’est le triomphe de l’individualité.» Le discours du conseiller fédéral udéciste Albert Rösti, figure de proue de la votation sur l’étape d’aménagement des routes nationales, lors du 18e colloque de l’Union professionnelle suisse de l’automobile laisse songeur. Et pour cause, puisqu’au salon de l’automobile de Paris de 1963, le premier ministre français Georges Pompidou faisait de la voiture un signe de «promotion sociale» et de «libération» de l’individu, permettant à ce dernier de «garder sa personnalité, sa liberté d’allure, la possibilité d’aller quand il veut, comme il veut».
Cette rhétorique «motonormative», pour reprendre le terme du psychologue anglais Ian Walker, cadre le besoin (auto)routier comme évidence, incitant la population suisse à voter «oui» ce 24 novembre. Elle épouse le narratif développementaliste du gouvernement – aménager, construire, élargir – dans le cadre de sa communication autour du tronçon autoroutier entre Le Vengeron et Nyon. Outre le fait d’être aveugle aux changements sociétaux, environnementaux et urbanistiques en Suisse au cours de ces 50 dernières années, la motonormativité est redoutable, faisant passer les opposant·es pour des idéologues antiprogrès et/ou antibagnoles.
Pour éviter de condamner la Suisse à une nouvelle peine autoroutière de quelques dizaines d’années – le temps que les nouvelles capacités soient saturées et qu’il faille déjà voter les prochaines – l’opposition gagnerait à décortiquer le discours motonormatif afin de mieux le dépasser.
En premier lieu, l’idée selon laquelle l’augmentation des capacités (auto)routières conduirait à un progrès social ou économique a du (sans-)plomb dans l’aile. D’une part, les sciences sociales montrent que les distances à parcourir, imposées par l’étalement du territoire et la disparition des emplois ou services dans les zones résidentielles peu denses, enchaînent les individus à leur(s) voiture(s). Dénoncer la dépendance à l’automobile, alors que cette dernière n’est qu’une conséquence de l’obligation socioprofessionnelle de se déplacer, relève d’un discours élitiste à l’égard des classes moyennes et populaires, souvent privées d’alternatives. D’autre part, les études scientifiques d’ingénierie et de sociologie montrent qu’en cas d’élargissement des axes, la fluidification de la circulation ne tiendrait qu’une dizaine d’années avant que la congestion ne réapparaisse à cause d’un trafic induit (et indu). Le court-termisme des tenant·es de «l’économie des bouchons» apparaît donc malhonnête, sans même parler des conséquences écologiques ou de santé publique. Une redéfinition du «progrès» est donc nécessaire pour que celui-ci ne rime plus avec autoroute, sous peine d’obstruer les voies vers une mobilité durable et abordable.
En second lieu, la votation du 24 novembre ne concerne pas l’avenir de l’automobilisme en Suisse, mais bien celui d’une minorité des infrastructures autoroutières qui l’alimentent. En fonçant têtes et pare-chocs baissés sur l’opposition, le lobby autoroutier cherche à convaincre qu’un «non» dans les urnes condamnerait le parc automobile tout entier à la casse, alors qu’il est encore impensable (en plus d’être non souhaitable) que des usages encore indispensables de la voiture disparaissent d’un jour à l’autre. En revanche, il ne fait aucun doute qu’une augmentation des capacités ne ferait qu’empirer les conditions de circulation en Suisse: non seulement les embouteillages finiraient par réapparaître le long des autoroutes réaménagées à coups de milliards, mais le trafic supplémentaire saturerait les échangeurs ainsi que les réseaux secondaires en plein cœur des agglomérations et des villages. Bien qu’infondée, l’accusation selon laquelle l’opposition à l’augmentation des capacités autoroutières reviendrait à combattre l’automobilisme tout entier attise les tensions entre usager·es et non-usager·es de la voiture, au risque d’accroître les conflits sur la route comme dans le débat public.
Et si, au lieu d’aborder la congestion du trafic comme un problème soluble, nous en faisions l’alerte que notre système de transport motonormatif fonçait droit vers l’accident?