Le mot du traducteur – Alexandre Pateau

Alexandre Pateau évoque la poésie méconnue de Friedrich Dürrenmatt et la genèse de «Dieu et Péguy», écrit en réaction à un poème nationaliste de Charles Péguy. Ses vers libres sont un défi pour le traducteur.
Traduction

La poésie de Friedrich Dürrenmatt est sans nul doute le versant le moins arpenté de son œuvre, qu’on a souvent qualifiée de continent, de planète, voire de cosmos, tant la richesse des thèmes qu’elle embrasse semble inépuisable, tant la fécondité des formes qu’elle engendre continue de nous inspirer. Même dans ses travaux les plus radicaux, les plus résolument burlesques, on trouve des échos directs avec les questionnements fondateurs de l’humanité, et ses textes semblent aujourd’hui résonner avec une urgence plus grande encore qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Dans ses romans et ses pièces de théâtre, le pessimisme de Dürrenmatt – ou pour mieux dire: sa lucidité – est souvent contrebalancé, mis à distance par une ironie salvatrice; mais dans ses poèmes, il donne libre cours à sa pensée «brute», sait se libérer des ornements et des pirouettes. C’est peut-être ici que son génie de moraliste s’exprime avec le plus de virulence et que sa parole politique se fait la plus tranchante – et l’on y surprend même, au détour de certain vers, un Dürrenmatt grave et lyrique, se détachant comme malgré lui du tragicomique.

Au bas du tapuscrit de «Dieu et Péguy», qui date de 1958, on peut lire, de la main de l’auteur: «Peu de temps après la guerre, un poème de Péguy a été publié dans un journal suisse sous le titre “Dieu et la France”. Cette parodie se réfère à ce poème nationaliste et religieux.» Le texte en question était en fait un extrait du Mystère des Saints Innocents, poème-fleuve publié en 1912, dans lequel Péguy retranscrit l’ardent monologue d’une religieuse conversant avec Jeanne d’Arc:

«C’est pour cela, dit Dieu, que nous aimons tant ces Français,
Et que nous les aimons entre tous uniquement
Et qu’ils seront toujours mes fils aînés.
Ils ont la liberté dans le sang. Tout ce qu’ils font, ils le font librement.
Ils sont moins esclaves et plus libres dans le péché même
Que les autres ne le sont dans leurs exercices. Par eux nous avons goûté.
Par eux nous avons inventé. Par eux nous avons créé
D’être aimés par des hommes libres.»

On conçoit aisément que Dürrenmatt ait trouvé là un matériau idéal à «parodier» – mais l’on sent bien que cette parodie, chez lui, prend des accents de douleur sincère, et devient le prétexte à une attaque tout aussi ardente des nationalismes et des fanatismes à tous crins, peu importe où ils prennent leur source.

On dit souvent que la traduction d’un poème écrit dans une forme libre est nettement moins ardue que celle d’un poème composé selon des règles strictes (rimes, métrique, etc.). Ce n’est pas toujours vrai. Certes, Dürrenmatt écrit ici en vers libres, mais l’on connaît son talent de poète «classique» et sa virtuosité de chansonnier, dans la droite ligne de Brecht, qu’il admirait; ce sens du rythme se retrouve aussi dans ses pièces libres, et la lecture à voix haute de «Gott und Péguy» permet d’en faire résonner toutes les inflexions, qui épousent évidemment son flux rhétorique.

L’une des difficultés principales d’une telle traduction est d’éviter les préciosités – assonances et rimes involontaires, par exemple – qui naissent presque immanquablement au moment d’établir une première version brute. Dans cette strophe, par exemple:

«Qui est cet homme-là, dit Dieu, ce Péguy
qui voudrait faire de moi
un nationaliste français,
Cet humain qui prétend savoir ce que je pense?»

J’avais d’abord écrit, pour être plus proche du texte allemand: «Cet humain qui prétend connaître mes pensées.» Mais, me rendant compte que «pensées» assonait dangereusement (et assez gauchement) avec «français», j’ai préféré revoir ma copie et opter pour une expression plus sèche et plus orale, qui me semblait mieux rendre justice à la parole sobre et naturelle, «humaine» en quelque sorte, que Dürrenmatt prête à Dieu dans sa relecture du monologue.

Alexandre Pateau

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