Chroniques

Lorsque les mots manquent

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Lorsque les mots manquent, comme lorsqu’il s’agit de décrire la violence qui déferle méthodiquement, jour après jour, sur des millions de civils à Gaza, en Cisjordanie et au Liban, c’est entre autre parce que la mémoire a failli.

Les mots manquent lorsqu’on ne sait plus se remettre en mémoire le passé, lorsque l’histoire des vaincus s’efface à force d’être réécrite par les vainqueurs, ou que celles et ceux qui tentent de l’écrire au présent sont impitoyablement réduits au silence.

La mémoire est fragile et faillible. C’est ce qui nous la rend si familière et si précieuse. C’est aussi ce qui rend si important le travail des historiennes et des historiens, dont la tâche n’est autre, comme le rappelait Edward Said en 1994 dans le texte «Vainqueurs et vaincus», que de renouer le fil de l’histoire. Le renouer afin de rétablir le lien entre «ces vaincus oubliés qui jonchent le sol et les vainqueurs qui paradent sur leurs corps avec le monde entier comme public»1Edward Said, Israël, Palestine: l’égalité ou rien, La Fabrique,1999.. Entre, d’un côté, les martyrs de Deir Yassin assassinés le 9 avril 1948 dans le cadre du plan «Daleth» par les sbires des forces régulières israéliennes et, de l’autre, les vainqueurs paradant en bombant le torse, à la manière d’un Yoav Gallant se félicitant il y a quelques jours des «succès à Gaza et à Beyrouth2Dépêche Teletext du 6 octobre 2024..

Gardons à l’esprit que le ministre de la Défense israélien est avec d’autres, depuis le mois d’avril, dans le viseur du procureur général de la Cour pénale internationale (CPI) pour «crimes de guerre» et «crimes contre l’humanité». Qu’il puisse parler aussi crûment dit presque tout du sentiment d’impunité qui habite l’entourage de Netanyahou.

S’il n’est pas jugé par la CPI – Israël et ses alliés font tout pour éviter la délivrance de mandats d’arrêt, ceci au mépris du droit international –, du moins le sera-t-il par l’histoire et… par la mémoire.

Depuis quelques semaines, les historiens sont de plus en plus nombreux à prendre la parole. C’est un signe que le fil de l’histoire se renoue. Les «nouveaux historiens» israéliens et palestiniens ont initié ce travail il y a des décennies. Désormais ils ne cèdent plus sur le passé face à la propagande, d’où qu’elle vienne. Si Edward Said ne pouvait manquer à la fin des années nonante de saluer le travail d’un Benny Morris ou d’un Nur Masalha, il est d’autres ouvrages qu’il se serait réjoui de voir dans les mains de lectrices et de lecteurs, d’ici ou d’ailleurs.

Parmi ceux-là figurerait sans l’ombre d’un doute le livre d’Ilan Pappé, Le nettoyage ethnique de la Palestine3Ilan Pappé, Le nettoyage ethnique de la Palestine, La Fabrique, 2024., paru en anglais en 2006 trois ans à peine après la mort de Said.

Deux années s’écoulaient qu’une traduction française paraissait à son tour. Ceci serait resté une banale histoire de livre et d’édition si, une quinzaine d’années plus tard, un mois après le 7 octobre 2023, l’éditeur Fayard ne l’avait retiré de la vente, allez savoir pourquoi.

Ce livre, je l’ai dans les mains. Sa couverture verte porte désormais la marque des éditions La Fabrique. Merci à eux de l’avoir rendu à nouveau disponible et de nous donner l’occasion de le lire.

Le livre de Pappé est une lecture nécessaire. Il raconte avec force détails l’histoire de la Nakba, la «Grande catastrophe». L’histoire simple, «simple mais horrible du nettoyage ethnique de la Palestine, un crime contre l’humanité qu’Israël a voulu nier et faire oublier au monde». L’histoire de centaines de villages détruits ou vidés avec méthode, de centaines de milliers de personnes expulsées sans ménagement, d’innombrables civils massacrés. L’histoire d’un mémoricide qui ne consiste pas seulement à hébraïser les noms de lieux, à créer des parcs nationaux là où des villages palestiniens prospéraient ou à modifier la végétation «pour tenter de donner au pays un air plus européen», mais à tuer la mémoire.

Si cette lecture arrive à nous secouer de l’apathie dans laquelle nous sommes bien malgré nous tombés, alors elle sera plus que salutaire. Elle nous permettra de comprendre à la façon de Pappé que «nous ne sommes pas sortis de ce moment historique». Mais surtout, grâce à elle, les mots ne nous manqueront plus.

S’ils nous sont nécessaires pour parler de la guerre, ils le sont tout autant pour imaginer la paix. Sachant que «pour vivre avec l’autre, il faut non seulement connaître sa propre histoire mais aussi celle de l’autre»4Edward Said, op.cit..

Notes[+]

* Géographe, écrivain et enseignant.

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lundi 8 janvier 2018

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