Un an après
Comme les pages spéciales du Courrier consacrées à la pénible commémoration du 7 octobre 2023 le laissaient transparaître, il y a de quoi être affligés par la guerre ininterrompue dans la bande de Gaza avec son lot quotidien de victimes, otages israéliens inclus. Plus encore peut-être: on se doit d’être en colère de voir que, dans la foulée des horribles crimes (contre l’humanité) perpétrés dans les kibboutz israéliens, les principes les plus élémentaires du droit international humanitaire ont été bafoués à la vue de tous – durant une année entière désormais – au mépris de dizaines de milliers de Palestiniennes et Palestiniens innocents, dont un tiers d’enfants. Toutes ces victimes n’ont pas plus compté dans les bombardements israéliens que dans le calcul froid et stratégique des chancelleries occidentales. A Gaza, comme au Liban désormais, Israël impose sa suprématie, et on laisse faire.
Pour parler de notre petit pays, la Suisse, dont M. le conseiller fédéral Cassis ne cesse de rappeler les vertus humanitaires, les intérêts économiques et militaro-stratégiques paraissent outrepasser l’idéal de préservation du droit international (la RTS révélait fin août que plus de 40 permis d’exportation pour des biens militaires spécifiques ou à double usage à destination d’Israël ont continué d’être accordés à des entreprises suisses par le Secrétariat d’Etat à l’économie entre octobre 2023 et avril 2024). Dans un autre registre, la décision imposée début septembre par la majorité de droite du Conseil national de renoncer au financement de l’UNRWA en dépit des besoins humanitaires criants a fait douter de la capacité objective de discernement de nombre de nos responsables politiques.
Mais il y a quelque chose d’encore plus dérangeant pour les pacifistes suisses imprégnés de morale occidentale que nous sommes: derrière le soutien instinctif ou aveugle accordé aux opérations militaires israéliennes, derrière la solidarité exprimée envers les juifs d’Israël (exacerbée par le traumatisme engendré par les massacres du Hamas et une volonté de «réparer» de vieux réflexes antisémites), derrière notre accommodement coupable face aux souffrances des populations déplacées dans la bande de Gaza, c’est bel et bien un racisme crasse et structurel à l’égard des Palestiniens qui dicte l’action de nos gouvernements.
Nous devons admettre qu’en vertu de ce racisme dissimulé, avoué (plus rarement) ou inconscient, les Palestiniens – comme les juifs d’antan – représentent des femmes et hommes de seconde importance. Ils sont arabes, pas européens. Ils ne possèdent pas d’Etat reconnu; comment pourraient-ils être des interlocuteurs légitimes? Beaucoup sont animés d’intentions «terroristes»; comment leur faire confiance? Leur religion (sans parler des chrétiens) prône le jihad; ils n’obtiennent en retour que ce qu’ils méritent. Etc.
Ces représentations intériorisées découlent d’un imaginaire postcolonial, militariste et capitaliste dont nous sommes tous plus ou moins empreints. C’est cet imaginaire qui nous fait nous ranger du côté de l’Etat d’Israël moderne et super-technologique dans lequel nous nous reconnaissons. Ce même imaginaire justifie de maintenir le «Territoire palestinien occupé» sous assistance financière ad aeternam plutôt que de travailler sur le rapport de force inégal qui s’accentue chaque année un peu plus entre les Israéliens juifs et les Palestiniens. C’est toujours lui qui autorise nos médias à faire leurs gros titres sur un attentat perpétré à Tel-Aviv pendant que les opérations meurtrières de Tsahal en Cisjordanie ou à Gaza font au mieux l’objet d’une brève (c’était particulièrement vrai avant le début de la guerre actuelle). Surtout, cet imaginaire classificateur nous exempte de questionner le monopole de la violence légitime dont se prévaut Israël dans «ses» territoires occupés illégalement; beaucoup trouvent ainsi parfaitement «naturel» que Tsahal «neutralise» des «terroristes armés» qui, loin de défendre leur terre, leurs communautés et leur liberté, menaceraient «l’existence même de l’Etat d’Israël».
Or, on le soupçonne, rien n’est aussi simple. Dès lors, il nous semblait important, aux alentours de la sinistre commémoration du 7 octobre, de brandir un miroir pour que nous, Occidentaux, puissions entamer un profond processus d’introspection et d’autocritique de nos a priori vis-à-vis du conflit israélo-palestinien. Il est encore urgent d’agir, car il n’est pas acceptable que certaines vies vaillent plus que d’autres.
Grégoire Duruz est membre de Ina autra senda – Swiss Friends of Combatants for Peace.
Guy Bloßlag est membre de Jüdische Stimme für Demokratie und Gerechtigkeit in Israel/Palästina-JVJP.