Une citadelle assiégée
Au cours de la campagne sur l’initiative pour la biodiversité, rejetée massivement le 22 septembre dernier, l’Union suisse des paysans (USP) a inondé les médias d’un discours devenu classique. Les agricultrices et les agriculteurs constitueraient, selon l’Union, un dernier îlot aux pratiques intrinsèquement vertueuses, garanties par un bon sens légendaire et un contact privilégié avec la nature. Une rhétorique d’ailleurs largement mobilisée par le mouvement agricole de ce début d’année. Ce fantasme de l’USP est contredit par les urnes: 60% du corps électoral helvétique s’est rangé aux arguments du syndicat patronal agricole. Difficile dans ces conditions de croire au mythe de la citadelle assiégée! Il semble en effet que les électeurs et électrices suisses comprennent fort bien le point de vue des lobbyistes de l’agriculture productiviste.
Rappelons que l’initiative visait l’introduction d’un article constitutionnel très général fixant un cadre pour la protection de la biodiversité. Sur cette base, tout était à construire: les lois d’application auraient été débattues au parlement où le patronat productiviste est fortement représenté (notre chronique du 24 mars 2021). Mieux, l’initiative n’a été lancée qu’après l’échec de tractations parlementaires causé par l’intransigeance de l’Union démocratique du centre (UDC) et des représentant·es du patronat agricole. Il s’agissait donc d’un texte modéré dans son contenu comme dans la manière dont il a été amené.
Si l’USP a jugé nécessaire de présenter l’initiative comme extrémiste, c’est parce que toute mesure de régulation de l’activité agricole est devenue odieuse à ses yeux. Pourtant, dans le contexte du dérèglement climatique, plus que jamais celles et ceux à qui nous confions notre approvisionnement alimentaire et la gestion d’une large partie de nos ressources écologiques communes devraient admettre que leurs activités soient régulées et contrôlées. Elles le sont déjà, mais la rapidité et la violence des changements touchant les écosystèmes imposent que l’orientation des règles et des contrôles soit débattue démocratiquement.
Si les agricultrices et agriculteurs se sentent assiégés par ces initiatives, il faut rappeler que ce sont des pratiques agronomiques, et non les personnes qui les mettent en œuvre, qui sont visées par ces propositions de régulation. L’agriculture est une interface majeure entre les activités humaines et leurs environnements et les agroécosystèmes constituent un levier central du maintien des milieux de vie pour une biodiversité inter et intraspécifique1>La diversité interspécifique désigne la diversité des espèces, tandis que la diversité intraspécifique désigne la diversité des individus au sein d’une même espèce, ndlr.. Les activités agricoles occupent pas moins de 36% du territoire suisse dont l’entretien et la mise en culture sont laissés à la responsabilité d’une minorité d’habitant·es.
Dans ces conditions, le débat public semble judicieux et les appels de certains éditorialistes2>La Tribune de Genève, 22 septembre 2024. à cesser de déposer des initiatives allant dans le sens d’une régulation environnementale des pratiques de culture sont particulièrement malvenus. Comme on sait, la démocratie directe est une pédagogie par la répétition et, sans l’engagement répété d’extrémistes d’alors, les femmes n’auraient pas le droit de vote et l’AVS n’existerait pas.
Bettina Dyttrich relève à juste titre dans la WOZ que l’agriculture a, dans cette affaire, surtout été instrumentalisée pour dissimuler les véritables bénéficiaires de l’initiative, à savoir les milieux de l’immobilier «qui veulent imposer des projets de construction sans concertation – installations énergétiques, maisons hors de la zone à bâtir ou nouvelles constructions au détriment de bâtiments protégés.»3>WOZ, 26 septembre 2024.
Si l’on raisonne dans les catégories du géographe David Harvey, on peut considérer que la bourgeoisie du début XXIe siècle a trouvé son spatial fix (solution spatiale aux crises du capital) dans la construction de zones logistiques et d’immeubles de bureaux hors des villes. L’initiative menaçait de mettre un frein – encore une fois bien modéré – à ce genre de constructions à but essentiellement spéculatif. A cet égard, le résultat du 22 septembre est un bien mauvais signal pour celles et ceux qui défendent sincèrement la paysannerie et des campagnes vivantes.
Notes
Mathilde Vandaele est doctorante en sciences de l’environnement sur les questions agricoles.
Frédéric Deshusses est observateur du monde agricole.