«Quand le rectorat utilise l’arme de la censure»
La nouvelle a défrayé la chronique dans une somnolente fin d’été. Le rectorat de l’université de Genève a interdit la diffusion du traditionnel agenda-guide en raison de références au conflit israélo-palestinien1>Lire M. Jaquet, «Polémique sur un agenda universitaire» et L. Viladent, «‘Crise démocratique’ à l’université», Le Courrier des 16 et 18 septembre 2024, arguant qu’elles «heurtent» une partie de la communauté universitaire. Pour la première fois dans l’histoire de l’Unige, les autorités académiques refusent aux étudiant·es la libre gestion des fonds associatifs prélevés sur leurs taxes et s’arrogent un droit de regard sur l’expression de leurs opinions au sein de l’université, ce lieu dont la fonction serait précisément de garantir un échange intellectuel libre et sans craintes, au-delà du sens commun et des pressions venant des différents acteurs politiques institutionnels.
Si cette action de censure est inédite et aura, à mon avis, des conséquences néfastes bien au-delà de cet épisode, ce n’est pas la première fois que le rectorat utilise le registre de l’émotion, constamment convoqué depuis plus de six mois pour esquiver les questions politiques posées par la mobilisation des étudiant·es en faveur de la Palestine.
Le plus fâcheux est que, alors que la rectrice prend des mesures drastiques (intervention de la police, censure) face à un malaise toujours présumé et jamais vraiment étayé, le seul sentiment qui se soit massivement manifesté au sein de la communauté universitaire – la colère des centaines d’étudiant·es et chercheur·euses qui l’a appelée à prendre ses responsabilités face au massacre à Gaza – demeure quant à lui ignoré. La principale demande du mouvement de ce printemps était de suspendre les liens académiques avec les institutions universitaires israéliennes tant que le droit international n’est pas respecté. Au moment d’écrire ces lignes, l’Unige continue au contraire à afficher sereinement son «partenariat stratégique» avec l’université hébraïque de Jérusalem, dont une partie des bâtiments se trouve en territoire palestinien occupé.
Sur le fond, il règne une confusion effarante quant au rôle social de l’université qui s’est dramatiquement manifestée ces derniers mois. Alors que les étudiant·es sauvaient l’honneur de l’alma mater en soutenant qu’il n’est pas moralement acceptable que pour libérer 251 otages on massacre 40 000 personnes dont 16 000 enfants, la seule voix qui se levait du corps professoral suisse était celle défendant la «neutralité académique». Par un curieux renversement, les étudiant·es, pour étayer leurs arguments, relaient depuis ce printemps les positions argumentées de chercheuses et de chercheurs respectés comme l’anthropologue Didier Fassin ou l’historien Omer Bartov, tandis que la plupart de leurs enseignant·es se cachent derrière un concept des plus fumeux, confondu avec la neutralité axiologique, délibérément agité pour prévenir la possibilité même que, depuis les facultés, se lève une parole claire sur ce qui est en train de se passer au Moyen Orient.
De cette manière on confond l’université avec un sommet diplomatique et le débat académique avec une médiation, trahissant ainsi la mission même de l’institution, qui est censée être celle de fournir, au travers d’un savoir spécialisé, les outils à la cité pour prendre des décisions à bon escient. Quel est le rôle de la science et quels sont ses liens avec l’industrie des armements? Quelles sont les origines de l’antisémitisme? La violence des colonisés est-elle équivalente à celle des colonisateurs? La catégorie de terrorisme est-elle un outil pertinent pour analyser un conflit politique? Qu’est-ce qu’une situation d’apartheid?
La charte éthique brandie par la rectrice pour censurer l’agenda-guide des étudiant·es s’ouvre en affirmant que la recherche de la vérité constitue le rôle essentiel des Hautes écoles. Pourtant, sur ces sujets au centre du débat public, l’Unige a été terriblement inadéquate à fournir au moins des débuts de réponses. La censure maladroite des étudiant·es de la part du rectorat ne fait que renforcer le sentiment que nous sommes face à une gouvernance qui, depuis ce printemps, a été incapable d’assurer le rôle social de l’université. Un rôle qui passe avant tout par la défense de son autonomie et le plein exercice de la liberté de ses membres.
Notes
* Enseignant et chercheur en histoire économique à l’université de Genève.