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A la périphérie de la galvanosphère

Organisé à Linz, en Autriche, Ars Electronica est un important festival international consacré aux rapports entre art, technologie et société. André Ourednik s’est rendu à la dernière édition début septembre, dont le thème central était «l’espoir». Réflexion.
Art numérique

Se réveiller revient en Europe à actionner une dizaine d’interrupteurs électriques qui réajustent l’environnement à nos besoins: faire taire la sonnerie du réveil, éclairer la salle de bains, allumer les plaques de la cuisinière… nous gérons les vannes du courant tel un demi-milliard de petits lutins. Un tiers d’entre nous (selon Eurostat1>ec.europa.eu/eurostat/web/products-eurostat-news/w/ddn-20230627-1) passera d’ailleurs le reste de la journée à tapoter sur un clavier d’ordinateur pour moduler ce même flux électrique en nombres et en messages numériques.
Nos ménages engloutissent un tiers des watts disponibles, l’industrie un autre, et les services le quasi-reste, en laissant à peine 2% pour l’agriculture. Il y a enfin cette hésitation exaltée, ce tremblement magnétique à l’extrême périphérie de la galvanosphère, qui s’appelle «art électronique».

Ce dernier vient de célébrer sa messe annuelle à Linz (Autriche), dans le plus ancien festival du domaine en Europe. Ars Electronica a consacré l’édition 2024 à la notion d’«espoir» et l’on se dit dans les premières heures de visite que les artistes espèrent surtout que le courant continue à affluer, un peu coupables et conscients qu’un jour quelque chose tirera la prise du sapin de Noël de notre civilisation électrisée. Plusieurs œuvres miroitent les phénomènes inquiétants de l’anthropocène. Thierry Loa nous embarque dans la bulle perceptive d’un casque de réalité virtuelle pour survoler des paysages balafrés par l’extractivisme et par les récents ouragans et feux de forêt2>ars.electronica.art/hope/en/21-22-usa/; il a tourné ces séquences à l’aide d’un drone doté d’une caméra à 360°.

Dans la vidéo Rise: From One Island to Another3>ars.electronica.art/hope/en/rise-from-one-island-to-another/, l’inuit groenlandaise Aka Niviâna et Kathy Jetñil-Kijiner des Îles Marshall dialoguent sur l’effondrement de leurs habitats respectifs par l’effet lié de la fonte de la banquise et de la montée des eaux. Une gêne persiste à l’idée que ces critiques s’expriment à l’aide de gadgets produits par la même mégamachine qu’ils dénoncent pour ses méfaits climatiques. Comme si l’on ne pouvait éviter d’accepter le cadre imposé par les multinationales de la tech. Çà et là pointent de rares alternatives. Le module Clay PCB proposé en open source par Patrícia J. Reis et Stefanie Wuschitz offre un exemple de «hardware écoféministe et décolonial», sous forme d’un circuit intégré fabriqué à partir de terre glaise et de métaux rares récupérés dans les déchets urbains4>ars.electronica.art/hope/en/clay-pcb/. Ailleurs, on se libère du paradigme oppressant des écrans et des claviers d’ordinateur, avec des interfaces tissées, par exemple, comme le Dung Dkar Cloak de Judith Eszer Kárpáti et d’Estebán de la Torre, instrument de musique en tapisserie électrisée que le public caresse pour produire des sons5>ars.electronica.art/hope/de/dung-dkar-cloak/.

Mais la mégamachine s’enveloppe aussi de ses puissantes idéologies et l’on ne peut renoncer à l’affronter dans ses réseaux et avec ses outils. La musicienne Beatie Wolfe diffuse sur YouTube son vidéoclip Smoke and Mirrors. Elle confronte une visualisation de données de l’essor global de la pollution au méthane avec de slogans de campagnes publicitaires menées depuis 1970 par les «Big Oil» pour nier l’impact de leurs activités. La chanson du clip, consciemment poignante et grand public, articule la donnée objective à l’émotion dans l’espoir de susciter une réaction politique6>youtu.be/Psg8WC_5Zao. Dans leur centre d’appel Cold Call Sam Lavigne et Tega Brain incitent les visiteurs à appeler les industriels de l’énergie fossile pour les occuper au téléphone, sachant que chaque minute perdue par ces derniers est une minute de gagnée pour l’humanité et la biosphère. Aux côtés de portraits de PDGs, un écran affiche le palmarès des secondes volées.

Mais les contributions les plus stimulantes paraissent celles qui nous changent nous-mêmes. Dans l’algorithme Voyage créé par Joann Lee pour la salle de projection immersive Deep Space 8K, le public devient performeur; les corps localisés par le dispositif laissent des traces lumineuses au sol qui mènent à interagir et jouer ensemble d’un instrument de musique collectif. Le numérique induit enfin en temps réel des échanges non-verbaux dans l’espace physique qui dépasse son cadre. Dans leur #Alphaloop, Adelin Schweizer et Fred Sachet nous entrainent dans un rituel «techno-chamanique» qui emploie des casques de réalité augmentée pour altérer notre perception de nous-mêmes et de l’environnement7>ars.electronica.art/hope/de/alphaloop/. On revient d’Ars Electronica sinon nourri d’espoir, du moins convaincu que l’humanité possède de quoi hacker les scripts de la galvanosphère pour s’écrire un autre futur.

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